La
Consternation
du Cygne
Achille Concarneau
© 2020 by
Achille Concarneau, all rights reserved.
Avertissement : par choix
et afin de ne pas écrire pour le passé,
le présent ouvrage a été écrit en tenant compte le plus possible, des réformes
orthographiques proposées en 1990 et avalisées dans l’entièreté de la
francophonie en 2016.
À la mémoire de
Geoffray Cromphouldt
(1984 – 2016)
La
Consternation
du Cygne
« Le choc du futur représente le stress et la
désorientation provoqués chez les individus auxquels on fait vivre trop de changements
dans un trop petit intervalle de temps[1]. »
– Tu vas de nouveau être en retard.
Merci ! Franchement, elle aurait pu se
dispenser de me le signaler : j’étais déjà au courant. Avec le temps, j’ai
fini par me connaitre. Et si ce ne devait pas être le cas, qu’elle se mette
dans la tête que je n’oublierai jamais le jour où elle m’a offert un bouquin
traitant de la procrastination. Accompagné, comme il se devait, d’un angélique
« Tiens, j’ai retrouvé ça en mettant de l’ordre dans mes affaires. J’ai
pensé que tu en aurais plus l’usage que moi. »
Ce qu’elle peut être fourbe.
Enfin je dis ça, mais sans le penser le
moins du monde. Je m’en voudrais de l’insulter : je l’aime.
Profondément ! Même si elle est continuellement en but à ce tic facile et
déplaisant qui consiste à se moquer de mes petits travers. Je rouvre ma valise
pour la millième fois depuis ce matin. Criante, la formidable lacune me saute
au visage : ma brosse à dents, bon sang, j’étais certain de louper quelque
chose d’essentiel ! Dans le genre d’endroit qu’Edwige n’a pas manqué de
sélectionner… Désolé, je suis un peu aux quatre cents coups, Edwige, c’est ma
fille ainée. C’est à son initiative que je serai parti pour les deux prochaines
nuits – ou peut-être une de plus. Une seule aurait suffi, mais elle
ne supporte pas l’idée de me voir faire le trajet de retour quand il fait noir,
m’a-t-elle confié. Sans oublier d’ajouter un « À ton âge, papa » dont
j’aurais préféré qu’elle se dispense.
Les gens se laissent influencer par les
médias et leur goût immodéré du glauque : on ne compte plus les
« Encore un détournement nocturne », et autres gros titres destinés à
nous pousser à rester chez nous en soirée. Comme si on vivait dans une jungle
peuplée de détraqués et de prédateurs sanguinaires alors que la plupart du
temps, ceux qui disparaissent lors d’un voyage, c’est tout simplement parce
qu’ils n’ont pas envie de rentrer.
Toutefois, susciter l’inquiétude de mes
enfants pour le seul plaisir de montrer aux craintifs que je ne suis pas de
ceux que l’on impressionne avec des riens, me serait apparu d’une vanité
regrettable. J’ai donc résolu de passer un peu plus de temps que nécessaire
dans le palace où nous serons logés. Après tout, pourquoi pas, en vérité ?
Je fais un pas à gauche. Un autre à
droite, les sourcils froncés. Qu’est-ce qui me tracassait ? Ah oui, la
brosse à dents.
– Tu vas vraiment être en
retard », se moque-t-elle de plus belle, cette peste.
– Cesse de me harceler, par pitié. Ça
ne sert à rien de me stresser comme tu le fais.
Elle éclate de rire. Bon Dieu, qu’elle
peut m’irriter par moments.
– Ah, parce que tu sais ce qu’est le
stress, maintenant ? Tu as ouvert un dictionnaire ce matin ?
Un dictionnaire ? Et pourquoi pas un
grimoire ou un incunable, tant qu’elle y est ? Elle débloque complètement,
cela me fera du bien de passer un peu de temps avec des jeunes.
– Pour la brosse à dents… »,
lâché-je le morceau timidement, tout en évitant prudemment de répondre à sa
stupide question.
– Oh, mais oui », revient-elle
sur terre. « Emporte-la ! Un peu partout, on ne trouve plus que ces
horribles appareils ultra-rapides et soi-disant sans contact, mais qui vont te
blesser les gencives. »
– Et toi ?
– Je me brosserai les dents à la
main, ce n’est pas pour ces quelques jours.
À la main ? Elle dispose encore d’un
de ces ustensiles obsolètes dans ses trésors cachés ? Admettons.
Je me précipite à la salle de bains. Je
m’empare prestement de ce satané instrument et de son chargeur à
induction ; je glisse le tout entre un pullover et un anorak.
Précautionneusement, surtout ! Parce que, bien que je qualifie cette
merveilleuse machine de satanée, à l’idée qu’elle nous lâche un jour, l’anxiété
m’envahit : comme l’a dit Noëlle, on n’en fait plus de pareilles de nos
jours.
– Cette fois, je suis prêt »,
pronostiqué-je peut-être un peu témérairement tout en actionnant la fermeture
électromagnétique de ma valise – la verte, celle qui ressemble à un
suppositoire géant.
Elle m’adresse un doux sourire sceptique.
Elle est restée belle, en dépit de son âge. Magnifique, même. Et sans devoir
forcer sur les tirages de peau, le botox, l’acide hyaluronique, ou le gel de
nanotechs comme certaines de nos connaissances dont je tairai charitablement
les noms. Elle se balance doucement dans son rocking chair, face à la mer. Un
petit coup de vent la décoiffe soudain. Elle remet la mèche volage en place
d’un geste impatient. Parfois, elle est blonde mais depuis quelques mois, elle
est repassée au roux – elle dit auburn, elle trouve cela plus
chic –, la teinture qu’elle arborait dans notre jeunesse.
– Tu n’as pas oublié d’emporter un
chandail ?
Un chandail ! Il n’y a plus qu’elle
pour employer ce type d’expression. Elle aurait aussi bien pu parler d’un
cardigan en laine de mouton dûment estampillé Genuine Aran Islands Knitwear, tant qu’à faire. Je lui en avais
offert un, il doit y avoir un siècle ou deux, comme le temps passe.
Quoi qu’il en soit, je parierais volontiers
qu’elle ne m’a posé cette question que pour éviter au doute de m’abandonner
complètement. Je lui jette un regard excédé. Enfin, presque.
« Janvier vient à peine de se
terminer », se justifie-t-elle petitement. « Les soirées sont encore
fraiches. Surtout à l’intérieur du pays. »
D’accord. Mais pour son édification
personnelle, il y a déjà quelques lustres que j’ai l’autorisation de sortir
sans ma maman. Puis, si jamais elle ne devait pas s’en souvenir, il n’y a pas
un quart d’heure qu’elle a envoyé dinguer le plaid de tissu photovoltaïque dont
je lui avais obligeamment recouvert les jambes.
– Ne t’inquiète donc pas », la
tranquillisé-je d’un sourire avantageux. « Je pense n’avoir rien négligé.
Et même, si une chose quelconque vient à me manquer, je me la procurerai sur
place. Là-bas, ce n’est pas comme ici : ils livrent vraiment vite.
Si du moins, je dois en croire les
publicités dont on nous abreuve jusqu’à plus soif.
« Tu m’embrasses ? », lui
demandé-je après avoir adressé un regard soucieux à l’horloge holographique qui
plane un mètre au-dessus du sol de la terrasse de notre demeure.
Elle se lève d’un bond en riant, aussi
espiègle qu’une jeunette. Alors qu’il n’y a même pas une semaine qu’elle s’est
fait remplacer la colonne vertébrale pour la cinquième fois. Je lui fais
remarquer que son dos semble aller nettement mieux.
– Je me sens enfin merveilleusement
bien, chéri », se love-t-elle dans mes bras. « J’ai le sentiment que
cette fois, ils ont vraiment fait du bon boulot. »
La première fois qu’elle avait subi cette
opération, c’était encore une intervention chirurgicale complexe et présentant
des risques importants. Elle n’avait d’ailleurs, pas donné un résultat
particulièrement enthousiasmant, mais ma pauvre Noëlle s’en était contentée
faute de mieux. Depuis une vingtaine d’années, toutefois, les énormes progrès
enregistrés dans la régénération de la moelle spinale – dans ma
jeunesse, on disait épinière, mais depuis, on s’est rendu compte qu’il s’agit
d’une sorte de prolongation du cerveau – ont permis de banaliser cet
acte médical, qui est désormais pratiqué couramment et avec un taux de réussite
avoisinant les cent pour cent.
Quelques-uns de ses cheveux me
chatouillent le nez. Je lève subrepticement la tête pour leur échapper. Au
loin, au milieu de l’immensité vert-bleu de la Mer du Nord, on devine la pointe
de la colline de Bergues, encerclée de moutons blancs : c’est marée basse.
– Tu as l’air bien en forme, en
effet », lui chuchoté-je dans le cou. « Peut-être aurais-tu pu m’accompagner,
en définitive ? »
– La prochaine fois, je te le
promets. Pour l’instant, tout va pour le mieux, mais le toubib m’a dit qu’il me
retirerait sa confiance si je devais commettre des imprudences.
La voix pincée d’un des mecs les plus
désagréables du monde – je le connais bien, cet épouvantable donneur
de leçons – se fait entendre, sévère, dans le système de
communication tridimensionnel.
– Le cas de Noëlle est sérieux,
Sylvain », me réprimande cet insupportable casse-pieds. « La tenter
comme vous le faites n’est pas très correct. »
Bonjour l’intimité. Elle est sous
surveillance médicale continue, ce qui se comprend. Mais au fond des choses,
elle est un peu comme ces criminels endurcis qui vivent perpétuellement avec
des yeux électroniques braqués sur leurs moindres faits et gestes.
– Excusez-moi, ça m’a échappé. C’est
juste qu’on est si bien tous les deux.
– L’excès de sentimentalisme est
nuisible », pontifie ce gros naze. « Si vous persistez à vous laisser
aller à des puérilités de cette sorte, je serai obligé de vous prescrire une
nouvelle cure d’Empathan. »
Pitié, tout mais pas ça ! Non
seulement cette horreur m’avait rendu insensible et indifférent au point que
Noëlle avait pensé me quitter – je l’ai appris quand j’ai eu fini la
boite et que j’ai accepté à nouveau de lui parler – mais en plus, ces
gélules maléfiques m’avaient causé des coliques d’enfer.
– Je me surveillerai, docteur »,
m’efforcé-je de prendre un air contrit.
– Vous ferez bien.
– Il n’y parviendra
pas ! », se croit-elle obligée de commenter en partant d’un nouvel
éclat de rire. « Cependant, ses efforts me suffiront. Du moment qu’il
essaie de se mordre sur la langue quand il s’apprête à dire n’importe
quoi. »
– Si c’est bon pour vous, c’est bon
pour moi.
C’est cela même, et maintenant, fiche-nous
la paix, espèce de garde-chiourme frustré.
« Quand partez-vous,
Sylvain ? »
– Incessamment.
Pourquoi me demande-t-il cela, cet
hypocrite ? Qu’il garde pour lui sa sollicitude de circonstance : je
sais parfaitement qu’il ne m’aime pas. À moins qu’il n’ait pas abandonné l’idée
d’essayer de draguer Noëlle en mon absence ?
« Rassurez-vous, je ne resterai pas
longtemps dans les Ardennes », lui calmé-je sa joie.
– Bon voyage !
Mais oui. Puis si je meurs en route ou si
un bug m’expédie dans une quelconque colonie bien éloignée de tout, ce sera
d’autant mieux, c’est bien comme cela qu’il voit les choses ?
– Serre-moi encore fort dans tes
bras, chéri. Comme quand nous étions vraiment jeunes.
S’il n’y a que cela pour faire son
bonheur. Nos lèvres s’effleurent. Les siennes sentent le jasmin, comme
d’habitude.
– J’espère que tu seras sage, le
temps de mon absence », lui lancé-je dans une grimace canaille en lui
prenant les fesses à pleines mains.
– Évidemment. Pour quelle sorte de
femme me prends-tu ?
– Pour une vraie trainée, car je te
connais un peu trop bien », lui murmuré-je à l’oreille en espérant qu’elle
soit la seule à entendre cela.
Elle se pelotonne contre moi dans un petit
gloussement.
– Crétin ! Ramène-moi des
bonbons à la sève de pin. Ou de la purée de marron à la vanille, si tu en
trouves. Ou les deux.
Un bip nous extirpe de ces quelques
instants d’enchantement complice.
« Il est temps », me fait-elle
remarquer.
Je résiste à l’envie de la féliciter pour sa
perspicacité. Ce sera un plaisir pour moi de voir mes enfants, mes
petits-enfants et toute ma descendance qu’Edwige a réunie, parait-il. Mais
abandonner ma chère Noëlle est un véritable crève-cœur, hélas.
Toutefois, elle a raison : passé
seize heures, le net risque d’être trop encombré pour que je puisse faire le
voyage d’une traite, sans devoir poireauter indéfiniment sur des serveurs
incertains. On nous avait promis monts et merveilles du Web 20.2 mais à dire
vrai, on a tous un peu le sentiment de s’être fait pigeonner. J’entends encore
les boniments de ces marchands de vent d’United Brains, toujours déplaisamment
empressés de nous vendre leur dernière trouvaille soi-disant merveilleuse.
Incluse naturellement dans la toute
nouvelle version de leur logiciel, disponible dès à présent pour une croûte de
pain – de luxe, ce qu’ils évitent de nous préciser –, et qui
renvoie inévitablement les précédentes aux poubelles de l’histoire. De même,
cela va de soi, que les piteuses tentatives de leurs concurrents – dont
ils ne parlent que du bout des lèvres, tant on leur a seriné qu’il n’y a pas de
mauvaise publicité.
Je tends à ma chère épouse, la
télécommande que j’ai soigneusement programmée à son attention.
– Le bouton bleu pâle pour ma valise,
et le vert pour moi », lui précisé-je.
– D’accord », approuve-t-elle
avant d’écraser le bleu d’un pouce dominateur.
– Non ! », hurlé-je.
Trop tard : la valise s’est
désintégrée en une fraction de seconde sous nos yeux. Bye-bye, ma brosse à
dents, mon sweat-shirt historique des San Francisco 49ers et mes
trois nouvelles paires de chaussettes à récupérateur d’énergie.
« M’enfin ! », m’énervé-je
de son incurie. « Un bagage doit suivre un passager, pas l’inverse. Là,
elle va se perdre. On aura bien de la chance si on parvient à la récupérer un
jour. Quant à la voir arriver à l’hôtel en même temps que moi, on peut
rêver. »
– Excuse-moi, chéri », se
désole-t-elle. « Je n’ai pas l’habitude de te voir t’en aller seul.
D’habitude, c’est toi qui t’occupes de tout cela. Je voulais seulement te
garder auprès de moi le plus longtemps possible. »
Tant pis. Ce ne sera probablement plus le
cas d’ici quelques décennies mais pour l’heure, ce qui est fait le reste
encore. Je lui passe la main dans les cheveux, l’attirant à nouveau à moi.
– Bah, en arrivant, je détaillerai ce
dont j’aurai besoin sur place, et je me le ferai livrer.
– Tu as de quoi payer ?
– J’ai alimenté mon chip »,
haussé-je les épaules en lui rendant sa liberté. « Au moins lui, je ne
risque pas de le perdre. Vas-y, pousse sur le bouton vert. »
Je n’ose effectivement pas penser à ce qui
pourrait se produire si elle appuyait à nouveau sur le bleu…
– Au revoir, mon amour. Reviens-moi
vite !
Je lui lance un petit bisou, du bout des
doigts.
J’éprouve à chaque fois, une pointe
d’angoisse quand je me dématérialise. Je sais pourtant parfaitement que c’est
ridicule : il y a bien cinquante ans que plus aucun incident majeur n’est
survenu lors de ce processus. Tout au plus, de temps en temps, un malchanceux
reste-t-il coincé durant quelques heures sur une mémoire quelconque. À moins
qu’il ne se rematérialise en un endroit imprévu ! C’est ce qui est arrivé
à Omer, un de nos voisins : il s’est retrouvé en short et chemise
hawaïenne à Qaqortoq, dans le sud du Groenland. Il y a bien longtemps que la
banquise a fondu, mais cela ne l’avait pas empêché de revenir de là en
éternuant à tout va.
– La reconnaissance vocale m’a
confondu avec un Homer avec H comme Simpson, et qui porte le même nom de
famille que moi, du moins phonétiquement », m’avait-t-il expliqué, la
goutte au nez. « Il a débarqué à Victoria en bonnet, doudoune thermique et
veste de ski, ses moufles à la main. »
Il avait reniflé un bon coup avant de
poursuivre, hilare dans son malheur : « Imagine la tête de ma
femme ! »
La connaissant, j’avais surtout imaginé la
tête du mec. J’avais souri avec compassion sans devoir me forcer, puis je
m’étais dépêché d’aller voir où se situe Victoria[2] :
je ne suis pas orgueilleux, mais avoir l’air inculte devant un type qui se
prénomme Omer et à qui une mésaventure aussi stupide vient d’arriver…
Depuis lors, j’encode soigneusement mon
nom comme celui de Noëlle à chaque fois que nous partons : la
reconnaissance vocale présente des tas d’avantages – surtout pour les
paresseux et les illettrés – mais franchement, quand on peut éviter
les ennuis, on aurait tort de s’en priver.
Allons bon, ça n’arrive qu’à moi, ce genre
d’avanie : à peine parti, me voilà déjà calé. Et sur un disque en plus,
comme si on était encore dans les années deux mille. Pourquoi pas une disquette
ou des cartes perforées, tant qu’on y est. Bonjour, le Web 20.2 ! Quelle
clique d’escrocs, ces margoulins d’United Brains ! J’ai senti que j’ai
écrasé quelque chose en débarquant sur cette antiquité. Je regarde autour de
moi. Je repère des bribes d’un film d’amour italien. D’une espèce de show
ethnique aussi, de l’autre côté. Bizarre, pas de porno ? Ah si, un peu
plus loin, près de mes pieds… Mais alors là, vraiment crapuleux ! Comment
des filles aussi superbes que cette longiligne actrice avec son tatouage de
dragon sur l’épaule droite, peuvent-elles se commettre à tourner dans ces
horreurs qui feraient passer pour des bluettes, les tremblotantes VHS made in Germany qui tant émurent ma
pustuleuse jeunesse ?
Ouf, je repars quelques secondes plus tard.
Je n’en suis pas fâché : bien que l’on n’arrête pas de nous prétendre que
tout est contrôlé sans interruption, quand on se rend compte des vieilleries
qui parsèment le net, on n’est guère rassuré. Vivre est définitivement sympa,
pourtant mourir ne m’effraie plus : avoir peur de la mort, c’est un truc
de jeunes.
Néanmoins, de là à accepter de disparaitre
parce qu’un disque dur antédiluvien a déclaré forfait, il y a un pas à
franchir. Et il est d’une taille respectable.
Ils sont tous là pour m’accueillir. Ils
n’ont pas beaucoup changé depuis la dernière fois : Edwige, Victoria,
Chloé, et Gilbert, mes quatre enfants m’embrassent, un sourire aussi ravi que
le mien aux lèvres, sous une longue banderole multicolore déployée entre deux
énormes chênes pour célébrer mon deux cent cinquantième anniversaire.
Ils sont accompagnés de leurs conjoints
respectifs, bien évidemment. Enfin, c’est du moins le terme que j’utilise par
défaut : si certains sont vraiment mariés, je ne sais plus bien lesquels,
hélas. Je salue mes beaux-enfants avec tout l’enthousiasme voulu mais en
murmurant leurs prénoms d’une manière que j’espère la plus indistincte
possible : les gens se plaisent, le temps passe, ils se séparent, puis
font la connaissance d’autres personnes… Je m’en voudrais de gâcher la fête par
une gaffe.
– On n’a pas tout pigé tout de
suite », m’annonce Chloé avec l’humour à froid qu’elle affectionne depuis
toujours. « On a été plutôt surpris de voir ta valise arriver avant
toi. »
Tiens, donc ! Après tout, le Web 20.2
n’est pas si mal bâti que cela…
– Une étourderie à la Noëlle »,
abrégé-je l’anecdote en cherchant mon bagage du regard.
Gilbert revient d’une petite construction
annexe, en trainant derrière lui une espèce de grosse malle rouge vif.
– Je ne sais pas ce que tu as mis
là-dedans pour que cela pèse aussi lourd », souffle-t-il en posant le
mastodonte à mes pieds. « Mais on dira qu’à mon avis, pour les deux jours
que tu passeras ici, cela devrait amplement suffire. »
– C’est sûrement Noëlle qui a fait sa
valise », rigole Chloé.
Vic lui emboite le pas en tentant
vaguement d’imiter celle qui illumine mes jours, à l’hilarité de ses frère et
sœurs.
– Je t’ajoute encore ce magnifique
tricot de laine vierge des Pyrénées, mon amour. Après tout, il sera aussi bien
en ta compagnie que dans l’armoire.
– Et si jamais tu t’ennuies »,
surenchérit Gilbert avec un sourire de biais, « je te mets la collection
complète – en édition papier, cela va sans dire – des James
Bond. Je sais que tu adores lire et relire ces vieilleries. »
Je hausse les épaules, amusé certes, ma non troppo : je n’aime
pas exagérément que l’on se gausse ainsi de ma Noëlle.
– Bande de petits farceurs »,
levé-je les yeux au ciel.
C’est Edwige, toujours attentive à tout,
qui réagit en premier lieu.
– Bande de farceurs ? »,
s’interroge-t-elle. « Pourquoi ? Ce n’est pas ta valise ? »
S’ils me croient dupe de leur blague de
collégiens !
– Cesse ton petit jeu, Ed », lui
intimé-je gentiment. « Ramenez ce cercueil pour baleine où vous l’avez trouvé
et donnez-moi le damné bagage que Noëlle a expédié avant moi. D’autant plus
qu’il contient ma brosse à dents et que j’y tiens beaucoup. »
Sans compter que je suis impatient de
tester mes nouvelles chaussettes.
Ils échangent des regards surpris.
– Allez, paps ! Ne nous dis pas
que ce n’est pas ta valise.
– Bien sûr que non. La mienne est de
taille et de poids normaux. Et de plus, elle est verte. Or, à moins que je ne
sois subitement la proie d’une crise aigüe de daltonisme…
– Sérieusement ? », insiste
Chloé. « Parce que nous n’avons réceptionné que celle-ci. »
– Le plus sérieusement du
monde », grincé-je. « C’est un coup à la sauce Noëlle : elle
s’est trompée de bouton. La formidable fiabilité du Web 20.2 a fait le
reste. »
– Oh, merde.
– On ne peut mieux dire »,
soupiré-je découragé : je pense avoir compris que mes pires craintes
étaient justifiées et cela ne me fait pas rire. « Je vais prendre cinq
minutes pour établir une liste provisoire de ce qu’il me faut », me résigné-je.
« Ed s’occupera de me trouver un fournisseur. Je paierai à la commande,
j’ai chargé mon chip. »
Dans un tic idiot, je caresse la puce
implantée sous mon aisselle gauche.
– Pas de problème. Tu seras livré
aujourd’hui encore. Toutefois… Pourquoi n’essaierais-tu pas d’ouvrir cette
valise-ci ? Il y a peut-être tout ce qu’il te faut là-dedans, voire même
un peu plus.
– Pas question », m’offusqué-je,
catégorique. « Gil va m’aider à l’amener dans la chambre que tu m’as
réservée. Je rédigerai une réclamation dès demain, afin de récupérer ce qui
m’appartient. Je veux rendre ceci à son propriétaire, sans surtout avoir touché
à quoi que ce soit. »
– Comme tu veux.
Eh bien, oui ! Sans blague, il ne
manquerait plus qu’ajouter à la perte de mes affaires, une plainte pour vol
avec effraction et, pourquoi pas, tant qu’on y est, violation de la propriété
privée.
Pour ceux qui auraient la mémoire courte,
les lois protègent désormais les bagages exactement de la même façon que les
domiciles et habitations personnelles. Cela avait donné lieu à des bagarres
homériques au Parlement Européen pour une des premières sessions à se tenir à
Lausanne : nombreux étaient ceux qui voulaient que soient maintenues les
anciennes lois héritées de l’époque de la Terreur, et par lesquelles il était
interdit de se déplacer avec des bagages. Mais pour finir, les Libertaires,
curieusement appuyés par la Droite Religieuse, l’avaient emporté. Et par la
suite, personne n’avait jamais osé remettre le débat sur le tapis.
ù
Inévitablement, une de ces petites
commères a cafté ! À moins que ce ne soit Gilbert, qui a toujours
entretenu une relation privilégiée avec Noëlle… Je suis paresseusement étendu
sur mon lit, occupé à ne rien faire avec énormément de conviction, quand elle
m’appelle.
– Tu as fait bon voyage, chéri ?
– Parfait », lui caché-je
pudiquement la petite halte imprévue sur un serveur pratiquement médiéval.
– Et ta valise ?
Je m’en doutais. Je cligne des yeux
fortement, de manière à faire disparaitre son image holographique qui se balade
au milieu de ma chambre : à partir du moment où je ne la vois plus, elle
non plus ne peut plus me regarder.
« Il y a une interférence,
chéri », réagit-elle. « Je ne t’aperçois plus. Tu es toujours
là ? »
– Oui, ne t’inquiète pas. Ce doit
être encore une fantaisie du Web 20.2
Un bref moment de silence s’installe,
signe qu’elle n’est pas forcément dupe de ma douteuse allégation
pseudo-scientifique.
– Que s’est-il passé à propos de ta
valise ?
– Rien. Elle n’est pas arrivée.
– Crotte ! Tu as rédigé une
plainte ?
– Pas encore. Je me reposais quelques
instants. Le processus de rematérialisation m’a fatigué.
– Veux-tu que je t’envoie de
l’énergie par ta puce ?
– Non, s’il te plait. Laisse-moi
encore me relaxer pendant quelques minutes.
Il n’y a que quelques mois que j’ai
découvert combien est douce une intense inactivité. Et que j’en suis devenu
fan.
– Qu’est-ce que c’était, le gros
machin rouge que j’ai vu près de ton lit avant que l’image ne me parvienne
plus ?
Je cherche à toute allure un mensonge qui pourrait
tenir plus ou moins la route. En vain. Je me vois bien obligé de lui dire la
vérité, ce qui au fond n’est pas plus mal : j’ai appris depuis bien
longtemps que la vie est plus simple quand on s’abstient d’inventer des
craques, ne serait-ce que parce que l’on n’est pas obligé de s’en souvenir.
– Le bagage de quelqu’un d’autre, qui
est arrivé ici en lieu et place du mien.
Je l’entends déglutir difficilement
– Franchement, chéri, je suis
profondément désolée d’avoir commis cette stupide maladresse.
– N’en parlons plus, mon amour. Les
grands cerveaux qui dirigent ceux qui nous gouvernent planchent là-dessus comme
des fous, mais revenir sur le passé est encore et toujours illusoire.
– Qu’y a-t-il dans la valise dont tu
as hérité ?
– Je n’en sais rien et je ne veux pas
le savoir.
– Sylvain ! »,
s’écrie-t-elle soudain. « Ne me dis pas que tu vas passer des heures à
côté d’un machin dont tu ignores le contenu. »
– Eh bien, pourquoi pas ? Que
voudrais-tu qu’il y ait dans cette valise ? Une bombe, comme pendant la
Terreur ? Ou du hasch synthétique ? Ou le cadavre d’un homme
d’affaires véreux ? Tu sais parfaitement que si ce bagage a pu être
dématérialisé, c’est que son contenu ne comporte aucune dangerosité.
– Ça… », tempère-t-elle mon
affirmation d’une bonne dose d’incrédulité. « As-tu seulement pu savoir où
il a été inspecté ? »
– Bien sûr que non. Pas avant que ma
plainte n’ait été enregistrée.
– Tu vois ! Et si elle vient de
ces foutus Cantons ? Ainsi que tu ne l’ignores sûrement pas, certains
d’entre eux sont la proie de troubles que la Force Conjointe ne parvient pas à
maitriser. Le Premier Ministre a même soulevé le problème hier soir, dans son
allocution hebdomadaire : il a parlé de la nécessité absolue de restaurer
l’état de droit partout dans l’univers. Tu dois être le seul à ne pas avoir
compris de quoi il parlait.
Quelle blague ! Depuis le temps que
je me suis téléchargé de Pirate Bay, un petit bout de logiciel qui me permet de
ne pas devoir écouter ce que cet escroc dégoise chaque semaine pendant trois
quarts d’heure.
« Sors cette valise de ta
chambre ! », m’ordonne-t-elle.
– Mais pourquoi enfin ? Ce n’est
jamais qu’un vulgaire bagage qui a perdu son chemin et qui s’est retrouvé à la
place du mien par ta faute. De plus, si je me le fais voler, je peux dire adieu
à mes propres affaires : ma réclamation ne sera jamais acceptée.
Elle pousse un long soupir qui me déchire
l’âme.
– J’ai toujours apprécié cette
volonté qui t’anime, qui a fait de toi l’être exceptionnel que j’aime tant, mon
chéri », me lâche-t-elle sur le ton qu’une mère éplorée emploierait pour
enguirlander son étourdi de fils. « Mais putain de merde, par moments, ton
obstination et ton aveuglement m’irritent à un tel point que je te pousserais
le cri qui tue !
On peut le regretter, mais il n’a pas
encore été inventé. Ou si c’est le cas, il est soigneusement enfermé dans les
coffres du Ministère de la Défense, à côté de toutes sortes d’autres
trouvailles machiavéliques auxquelles les autruches que nous sommes, préférons
ne pas penser.
« Je veux que tu évacues ce machin de
ta chambre », reprend-elle, impérative. « Ou à défaut, que tu
regardes au moins ce qu’il y a dedans. »
– Calmez-vous, Noëlle »,
entends-je désagréablement résonner la voix du toubib. « À partir du
moment où Sylvain trouve intelligent de jouer avec sa propre vie, vous avez
tort de vous énerver ainsi. »
– Vous, ça suffit ! »,
s’écrie-t-elle, furieuse. « Y en a marre de vos observations pour
sous-développés du cerveau. Encore un mot et je vous renvoie vos paroles en
boucle, histoire de vous balancer un bon paquet d’effet Larsen dans les
oreilles. »
– Je…
– Quoi ?
Elle est très capable de mettre sa menace
à exécution, je le sais parfaitement. Et lui aussi, dirait-on.
– Rien, Noëlle. Vous vous faites du
mal pour bien peu de chose, mais je me tairai, puisque telle est votre volonté.
– Cela vaudra mieux pour vous. Quant
à toi », revient-elle vers moi, « tu as le choix : tu fais ce
que je t’ai demandé ou je t’envoie Gilbert. »
Gilbert ! C’est lui, le sale petit
bavard qui l’a mise au courant du coup de cette saloperie de valise rouge. Je
décide de rendre les armes. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je les ai
prises : Noëlle et moi, on a toujours fait comme elle disait.
– D’accord », capitulé-je.
« Je vais ouvrir ce machin. »
– Minute ! », réagit-elle
vivement. « Moi aussi, je veux voir ce qu’il y a dedans. Remets-nous
l’image. »
– Mais comment pourrais-je faire
cela ? », tenté-je dans un souci débile de préserver ce qu’il
subsiste des lambeaux boueux de mon orgueil de mâle dominant. « Je te l’ai
dit, c’est un problème du Web 20.2 »
– Ne t’enferre pas dans tes bêtises,
mon amour », semble-t-elle soudain s’amuser comme une petite folle.
« Le net fonctionne parfaitement : tout à l’heure, j’ai pu voir
l’image de ce gros con de toubib. »
– Oh ! », s’offusque
l’autre.
– Ta gueule, fesse d’amibe »,
réplique-t-elle aimablement avant de me presser d’un « Alors, ça
vient ? » qui ne laisse pas beaucoup de place à d’éventuelles
tergiversations.
Noëlle soupire en secouant la tête.
Tranquillement installée sur la partie de la terrasse exposée à l’ouest, elle
ferme lentement les yeux sur la boule orangée qui se rapproche insensiblement
du niveau de la mer. Par moments, elle se demande sincèrement ce qu’elle fait
avec un olibrius pareil. Avec son air de suivre éternellement une succession
ininterrompue de plans B, Sylvain l’énerve depuis qu’ils se connaissent. Et
d’autant plus qu’elle a appris avec le temps qu’en réalité, les élucubrations
tortueuses qu’elle ne parvient pas à cataloguer autrement que comme les plans B
de cet intello impénitent, ne constituent en réalité qu’un long et mouvant plan
A qu’il s’obstine à remettre continuellement en question. Avec sa forte carrure
et son allure de n’avoir jamais peur de rien ni de personne, son tendre mari
est, au fond des choses, le plus grand spécialiste de la non-décision qu’elle
ait jamais connu : alors qu’il impressionne les profanes par sa capacité
apparente à surfer négligemment sur les évènements de la vie sans jamais se
faire éclabousser par les vagues assassines, il ne cesse en vérité, de se
laisser bringuebaler par elles. Tout en se voyant obligé dès lors, de consacrer
une énergie incroyable à parer au plus pressé.
Elle hausse les sourcils tandis qu’un
sourire quelque peu désenchanté lui meurt sur les lèvres.
– Sylvain, mon amour…
– Oui, chérie ?
– Montre-moi ce qu’il y a dans cette
putain de valise.
– Oui, lumière de ma vie. Un instant,
j’essaie de rétablir la communication visuelle.
Il ment, évidemment. Elle le connait
tellement qu’elle sait à l’avance quand il va lui cacher la vérité : il
n’y a rien de vraiment malhonnête en lui, mais dès qu’il se retrouve dans une
situation qu’il n’a pas voulue ou dans laquelle il ne va pas se retrouver à son
avantage, il faut qu’il mente. Comme si elle, qui le supporte depuis si
longtemps, allait faire quoi que ce soit pour nuire à cet adorable petit garçon
de deux cent cinquante balais.
– Attends », reprend-elle.
Elle coupe la communication, puis active
chez elle, le paramétrage des réseaux. Elle localise Sylvain Love parmi ses
cibles de connexion. Elle l’envoie sans hésitation à la poubelle avant de le
réactiver. Elle connait son mot de passe par cœur : il n’en change jamais
en dépit des incessantes recommandations de la brigade de sécurisation du net.
– Tu vois, c’était facile », se
moque-t-elle de la tête d’ahuri qu’il tire en voyant débouler son hologramme au
milieu de sa chambre. « Et maintenant, c’est qui le gentil chéri qui
va ouvrir cette valise pour que nous puissions regarder à deux ce qu’elle
contient ? »
– Mais je…
– Au moyen de la télécommande
universelle que j’aperçois sur ta table de nuit », coupe-t-elle court à sa
miteuse tentative d’obstruction.
Non sans avoir cru bon de simuler d’abord,
un étonnement d’une crédibilité parfaitement nulle, il fait oui de la tête et
s’empare de l’objet en question, dont il effleure l’un des senseurs.
– On dirait qu’il y a comme un
problème de compatibilité », hasarde-t-il avec la très belle tête de faux
cul éploré qu’il sait se donner quand il vient de faire un petit coup en douce.
– Réessaie, chéri, s’il te plait.
Elle le surveille attentivement. Il est
coincé : pas moyen de pousser à nouveau sur “Abandonner” comme il l’avait
si bien fait il y a quelques secondes. Elle enregistre avec une petite mimique
d’approbation, le claquement que fait la fermeture électromagnétique de la
valise rouge en se déclenchant.
Après un lourd instant de silence
stupéfait, elle ne peut se retenir : les yeux lui sortent littéralement
des orbites.
– Merde, Sylvain ! »,
glapit-elle d’une voix suraigüe. « Referme ce truc
immédiatement ! »
Je sursaute à l’entendre : ce que je
viens d’apercevoir m’avait laissé comme deux ronds de flan.
– Tu vois qu’on n’aurait vraiment pas
dû l’ouvrir », bougonné-je tandis que le lourd couvercle rouge se remet
lentement en place.
Elle a le bon goût de se taire. Enfin,
pendant quelques secondes, du moins.
– Qu’est-ce qu’on va faire ?
Je hausse les épaules.
– Toi, rien, de toute évidence. Quant
à moi, je vais me coucher et dormir pour prendre un peu de recul. De toute
façon, on n’est pas dans l’urgence. Et on ne risque pas de l’être avant demain
matin, voire même plus tard : je ne suis pas supposé déposer ma plainte à
la première heure, comme si le sort du monde en dépendait.
Elle aurait dû savoir que sa question
était inutile et qu’il n’allait sûrement pas prendre de décision dans
l’immédiat. Mais quand même, son détachement la sidère.
– Tu vas pouvoir dormir avec ça à
côté de toi ?
– Euh… Oui, pourquoi pas ? En
soi, ce n’est ni nuisible ni dangereux tant que nous sommes les seuls à savoir
ce que c’est.
Ce n’est pas faux, se dit-elle en devant
constater qu’il a récupéré à toute allure, un flegme à la limite de
l’indifférence. Mais pour sa part, elle ne croit pas qu’elle pourrait trouver
le sommeil si elle était à sa place. Déjà, bien à l’abri dans sa riche
propriété de l’Ile des Récollets[3],
elle sait qu’elle aura du mal à ne pas se tourner et se retourner indéfiniment
pendant toute la nuit.
Je m’étais attendu à ce qu’elle me demande
de les compter, mais non.
En vérité, sa réaction est typiquement
humaine : on n’hésite pas à mettre les autres sous pression pour qu’ils
agissent comme on en a envie. Une fois qu’ils ont cédé, cependant, et surtout
si l’insistance dont on a fait preuve a eu des conséquences peu plaisantes, on
a généralement tendance à prendre un air dégagé et à quitter les lieux les
mains dans les poches en sifflotant le refrain d’une rengaine quelconque.
Noëlle n’a pas échappé à la règle :
elle m’a mis dans la gêne, puis s’est inquiétée de savoir ce que j’allais
faire. Eh bien, elle a eu la réponse qu’elle méritait : rien. Rien, car ce
que nous avons aperçu défie l’entendement et que dans ce type de circonstance,
il n’est qu’une recette à appliquer : d’abord se purger, ensuite se
libérer, puis s’aérer et enfin philosopher.
Étendu de tout mon long sur le matelas
actif de dernière génération qui recouvre mon lit, je me décontracte lentement
les abdominaux, les pieds croisés et les mains dans la nuque. Le bruissement de
la forêt parvient jusqu’à moi par l’ouverture de la fenêtre. Il y a plus
d’odeurs diverses qui embaument l’atmosphère ici qu’en bord de mer, même en ce
premier jour de février. Dans ma jeunesse, il faisait froid en cette
saison ; cela n’est plus vraiment le cas désormais. On continue à dire que
c’est l’hiver, mais cette notion-même s’est vidée de son sens au fur et à
mesure que les années défilèrent.
Je situe parfaitement la question que
Noëlle avait certainement sur le bout des lèvres. Et je me la pose moi-même :
compté-je réellement rendre à son légitime propriétaire, cette énorme valise
bourrée de certificats de propriété de puits de carbone ? Disons-le tout
net : s’ils ont tous la même valeur nominale d’un milliard d’euros que
portent ceux du dessus des piles, il y en a pour une véritable fortune. Pour
autant qu’ils soient authentiques…
Les puits de carbone représentent une très
belle escroquerie écologique héritée des années deux mille : pour
compenser leurs émissions de dioxyde de carbone et de gaz à effet de serre, les
pollueurs se virent offrir la possibilité d’acheter des certificats prouvant
qu’en compensation, ils produisaient aussi de l’oxygène tout en séquestrant le
carbone dans des végétaux. C’était bien joli. Étant donné toutefois, que les
forêts dont ils se portèrent acquéreurs existaient déjà, cela n’arrangea
naturellement rien au problème du réchauffement climatique, ainsi qu’en
témoigna la fonte des glaces accélérée que l’on connut au XXIIème
siècle. Tout au plus, cela permit à quelques gouvernements et particuliers,
propriétaires de milliers d’hectares de forêts, de les rentabiliser de manière
aussi accélérée qu’inespérée.
Quant aux titres… Pendant des années, on a
poursuivi le processus entamé il y a deux siècles maintenant, et qui consistait
à dématérialiser les certificats, actions et bons au porteur de toute sorte.
Comme on s’en doute, cela ne présentait que des avantages pour les
gouvernements : non seulement, tous ces précieux documents en devenaient
nécessairement nominatifs mais de plus, ils pouvaient être bloqués ou même
réquisitionnés sur un simple mouvement d’humeur d’un quelconque ministre.
Les banquiers – qui adoraient ce
système leur permettant de garder l’œil sur les biens de leurs
clients – comme les États, durent faire machine arrière après le
Grand Scandale de 2136, quand un groupe de hackers révolutionnaires parvint à
accéder en toute discrétion aux portefeuilles de titres de plusieurs grandes
banques avant de tout effacer des mémoires – y compris au niveau des
copies de sauvegarde – tout en donnant une publicité maximale à
l’évènement.
Quelques jours plus tard, plusieurs Fonds
de Pension se déclaraient en faillite, vite suivis par des compagnies
d’assurances parmi les plus en vue. Subitement privés de revenus, les retraités
descendirent en masse dans la rue, brandissant furieusement des armes dont les
plans avaient été piratés sur le net et scandant des slogans ravageurs tels que
le truisme « La vieillesse, c’est l’avenir ».
Un massacre sans précédent s’ensuivit, de
nombreux jeunes étant pris pour cibles de pogroms répugnants. Tétanisés, les
citoyens de moins de cinquante ans se claquemurèrent frileusement dans des
abris, comme pendant la Terreur[4].
Acculés, plusieurs gouvernements
vacillèrent et tentèrent de négocier avec les rebelles. Mais entretemps, ces
derniers avaient conclu un accord de collaboration avec l’Armée. Ils
considérèrent que la démarche du pouvoir vacillant était dictée par les
circonstances et réfutèrent dédaigneusement ces piètres tentatives de
sauvegarder une situation décidément trop compromise. Si bien qu’en 39,
intervint la Révolution de l’Amour, avec à la clé, un changement
radical – et, faut-il le dire, salutaire, du moins dans un premier
temps – des lois de gouvernance. Ayant plus que senti le vent du boulet
et se sachant peu appréciés par un Gouvernement Provisoire Mondial très
largement dominé par les Libertaires, les banquiers se virent dans l’obligation
d’accepter des déclarations de propriété de titres “sur
l’honneur” – ce qui permit de constater que pour pas mal de gens,
l’honneur en question n’était qu’un concept d’une confondante abstraction.
Pour mettre un peu de baume sur les plaies
du monde financier, le secret bancaire fut rétabli peu après, du moins dans une
acception raisonnable, et seulement pour les transactions portant sur des
montants en dessous d’un certain plafond. Voyons les choses en face, ce fut une
mesure qui en fit ricaner beaucoup car elle ne profita en gros, qu’au crime
organisé, ainsi qu’au monde politique, notoirement gangrené par les pots de vin
et les contributions électorales de
tout ordre.
Les citoyens plus ou moins honnêtes
n’avaient plus grand-chose à faire du secret bancaire, le travail au noir ayant
disparu en même temps que le travail tout court : toutes les tâches ingrates
qui auparavant, empêchaient l’être humain de profiter décemment de son temps de
vie, sont désormais exécutées par des machines et des robots. Au soulagement
quasi-général, faut-il le dire : seuls sont encore obligés de travailler,
les informaticiens et les militaires. Les politiciens aussi, ou du moins les
sous-fifres qui leur écrivent les boniments qui leur tiennent lieu de discours.
ù
Le soleil ne monte toujours pas bien haut
dans le ciel, mais il fait néanmoins doux et lumineux sur l’Ardenne en ce mercredi
2 février 2203.
– Comme tu t’en doutes », entame
Edwige, « je n’ai pu réunir que ceux de notre famille qui n’ont pas
été relégués dans les Cantons. Ou ceux qui sont parvenus à s’en extraire.
Depuis la Révolution de l’Amour, on n’a
plus le droit de transmettre sa fortune, ni même une partie de celle-ci,
au-delà de la cinquième génération. La Droite Religieuse avait hurlé au vol et
à la destruction de la Famille, mais les Libertaires avaient trouvé un appui
providentiel auprès du Parti Égalitaire, désireux de voir se mettre en place un
système permettant de lutter contre la misère et la surpopulation dans les
Cantons – avec un succès mitigé car la corruption y est omniprésente.
« J’ai insisté. J’ai tenté d’obtenir
des dérogations auprès du Commissariat aux Liens Intergénérationnels, sans
succès.
« D’après Roland », poursuit ma
fille ainée tandis que je réprime un petit sourire – je ne m’étais
pas trompé de beaucoup sur le prénom de mon beau-fils –, « ils ne
veulent surtout pas créer un précédent : ils craignent que des résidents
des Cantons ne profitent de ce genre d’occasion pour s’installer dans une Zone
Protégée dont il sera compliqué de les déloger par la suite. »
Je ne sais que dire : d’un côté, je
suis peiné d’apprendre que des personnes de ma descendance moisissent dans ces
damnés Cantons où se retrouvent rassemblés, dit-on, tous ceux qui dépendent des
aides de ce qu’il reste des États, qu’ils aient ou non, été chassés de chez eux
par la montée des eaux. De l’autre, et même s’ils se trimballent des morceaux
de mon ADN dans leur corps, je ne sais pas le moins du monde qui sont ces
gens : un rapide calcul m’indique qu’a priori, doivent se trouver parmi
eux, des individus dont je suis éloigné par pas moins de neuf générations.
– Je suis certain que tu as fait le
maximum pour que le plus possible d’entre nous se retrouvent ici à l’occasion
de cette magnifique Chandeleur », la félicité-je en me sentant saliver à
l’arrivée d’un grand drone de cuisine bien chargé.
– Merci, papa », apprécie-t-elle
mon compliment. « Je te vois lorgner les crêpes. Toutefois, ce sera pour
plus tard, laisse-moi d’abord te présenter à ta famille.
Je me disais bien que le plaisir de
m’attabler en compagnie de mes enfants et petits-enfants allait nécessairement
devoir être compensé par l’une ou l’autre corvée, mais je ne pensais pas y être
soumis aussi tôt. Tant pis.
Nous attaquons la succession des tablées
par mes arrière-petits-enfants.
« Voici Bozena et Marcelle, les
filles de Régis et leurs maris, Sosthène et Pétrarque », me désigne Edwige
en entamant une imposante liste sur papier qu’elle a dépliée devant elle.
« Igor, Érasme et Léontine, les
enfants de Zénon…
Misère ! Si je commence déjà à
m’embrouiller là.
Au fur et à mesure, chacun se lève sur
notre passage. On s’adresse des sourires de circonstance, on s’embrasse, je dis
« Merci de tout cœur » en recevant les inévitables « Heureux
anniversaire ! »
Au fur et à mesure, je comprends mieux ce
que voulait dire Edwige. Les tables des personnes âgées de moins de cent
cinquante ans sont nettement moins densément occupées que les autres, et plus
les invités sont jeunes, moins ils sont nombreux. Je devine dès lors que pas
mal de mes descendants sont confinés en dehors des Zones Protégées. À moins
qu’ils ne soient déjà morts : les soins nécessaires à la prolongation de
la vie sont onéreux. Surtout dans les Cantons, où en principe, certains actes
médicaux particulièrement utiles et efficaces ne peuvent légalement, être posés
en faveur des résidents.
Les tribuns du Parti Égalitaire répètent
régulièrement que la Révolution de l’Amour n’a abouti qu’à scinder la société
suivant ce qu’ils appellent un “apartheid social” et je crains que l’on ne
puisse objectivement leur donner tort.
« … Béranger et Renelde, vainqueurs
de l’EuroMilliards en septembre 2198, ainsi que leurs enfants, Mithridate,
Vespasien, Agrippine et…
Je n’en peux plus de ce défilé de têtes
plus ou moins agréables à regarder. En plus, j’ai franchement très faim.
Heureusement, la lumière marquant la sortie de l’éprouvant tunnel que je viens
de parcourir, se fait enfin aveuglante. Nous parvenons à la dernière table,
alléluia ! Je sursaute : elle n’est occupée que par trois personnes,
dont l’une me sidère. Carrément.
– Je te présente tes descendants
Jenna et Gaspard, » me récite scrupuleusement Edwige , « ainsi
que Flore, l’épouse de ce dernier.
Souriante en dépit de ce qui a dû
représenter un pensum pour elle aussi, elle me désigne deux binoclards à l’air
pincé.
« Ils font tous deux partie du cadre
créatif de l’équipe de développement du Web 21.0 chez United Brains »,
ajoute-t-elle quelque peu inutilement tant ils ont la tête de l’emploi.
« Quant à Jenna, elle est…
Artiste, complété-je en moi-même cependant
qu’Edwige semble éprouver de la peine à lire ce qui figure sur sa
documentation. J’ai reconnu la très belle actrice apparaissant dans le bout de
film porno qui se trouvait sur le serveur où je suis resté en rade un moment en
venant ici. Et je n’ai aucun besoin de vérifier si elle arbore effectivement un
tatouage de dragon à l’épaule droite : son maintien remarquable, son
visage aux traits parfaits et sa longue chevelure aussi sombre que lisse me
suffisent.
« Que dire de ta profession,
Jenna ? », lui demande Ed, visiblement confuse.
– Rien d’autre que la stricte
vérité », répond l’intéressée. « Je suis une actrice de films
pornographiques spécialisée dans les scènes de soumission extrême et dans les
rapports sexuels avec des animaux préhistoriques.
« Avec fellations profondes,
pénétrations vaginales ou anales multiples et éjaculations faciales en gros
plan », précise-t-elle dans un sourire aussi suave que provocateur.
« Je peux comprendre que certains considèrent cela comme gênant dans le
cadre d’une réunion familiale telle que celle-ci, mais c’est mon métier et je
l’assume. D’autant plus que je n’ai malheureusement pas trouvé d’autre moyen
pour échapper à la misère dans laquelle j’ai grandi.
Faisant saillir son arrogante poitrine,
elle jette un regard de défi en direction du couple très bon chic bon genre, sortant d’une école privée à minerval exorbitant
qui lui fait face.
« Cela éveille-t-il quoi que ce soit
en vous, si je vous parle de Nord-Anvers[5] ? »
Houlà… Je ne sais pas s’ils en ont entendu
parler, mais moi oui : aléatoirement protégé des crues et des marées de
l’Escaut par des digues incertaines, établi aux abords de deux anciennes
centrales thermonucléaires dont une a brûlé dans la seconde moitié du XXIème
siècle, décimant la population des alentours, ce Canton a accueilli une masse
énorme de réfugiés provenant des anciens Pays-Bas et est réputé pour être l’un
des pires. Ou en tout cas, pour celui où la misère, la malnutrition et la
criminalité sont les plus élevées, avec une espérance de vie moyenne de
quatre-vingt-quinze ans tout au plus.
– Personne n’est ici pour poser de
jugements de valeur sur la manière de laquelle les autres vivent, Jenna »,
me crois-je obligé d’intervenir. « Je ne dirais pas que je suis
particulièrement fier de compter une actrice de films pornographiques parmi ma
descendance, mais en tout état de cause, je n’en suis pas honteux le moins du
monde. »
– Eh bien, moi si ! »,
intervient Flore en se levant, le visage empreint d’une indignation
scandalisée. « Et il est hors de question que je continue de partager la
table d’une putain qui baise avec des dinosaures.
Que lui arrive-t-il donc, à cette laide
pimbêche ? À ce que je sache, on ne lui a pas proposé de tenir un rôle
dans le prochain film de sa lointaine cousine par alliance.
« Viens, Gaspard », enjoint-elle
à son mari. « Nous n’avons rien à faire ici ! »
Edwige a un geste pour les retenir. Je lui
prends le bras, le plus doucement possible.
– Laisse tomber, Ed. Deux crétins
computérisés de plus ou de moins, quelle importance ?
Je m’assieds face à Jenna. Qu’est-ce
qu’elle est belle, cette fille ! Faut-il vraiment croire le dicton qui
veut que les fleurs les plus ensorcelantes s’épanouissent sur les tas de fumier
les plus sanieux ?
« Arrange-toi plutôt pour que les
crêpes arrivent sans trop tarder, j’ai une faim de loup. »
Je ferme les yeux un instant, pour voir
apparaitre le paramétrage de la puce que l’on m’a greffée sous l’aisselle. Je
coupe la fonction de traduction automatique : il y a bien longtemps que je
n’ai plus parlé le néerlandais, mais j’imagine que cela ne devrait pas me poser
trop de problèmes, ayant été familiarisé avec cette plaisante langue gaélique
dans mon enfance.
– Bon Dieu, Jenna ! », lui
souris-je. « Tu n’imagines pas l’ampleur de ma surprise : une star du
X fait partie de ma famille. Quel âge as-tu donc ? »
– Dix fois moins que toi », me
remballe-t-elle en se libérant les épaules de la somptueuse masse de ses
cheveux.
– Vingt-cinq ans, comme je t’envie.
Profite bien de la vie, surtout : à cet âge-là, on n’a pas encore le
sentiment qu’une heure ne dure qu’une seconde.
Elle me jette un regard surpris.
– Euh… Non, en effet.
– Pour ma part, c’est ce que je
considère comme le pire problème du vieillissement : subjectivement,
l’être humain mesure le temps relativement à celui qu’il a déjà vécu. Pour un
petit enfant, une heure, c’est très long. J’imagine que pour toi, c’est déjà un
peu plus court.
– Je comprends ce que tu veux
dire », acquiesce-t-elle. « Mais je ne parviens pas trop à me rendre
compte de ce que cela doit représenter à deux cent cinquante ans. »
– Évite de te focaliser
là-dessus : il vaut vraiment mieux que tu ne le saches pas.
Un serveur arrête son drone chargé de
victuailles près de nous.
– Vous n’êtes que deux,
messieurs-dames ? », nous demande-t-il en français – et je
trouve un charme particulier à son accent wallon, maintenant que je suis
débarrassé du filtre linguistique de mon chip.
– Oui », ricané-je. « Nous
avons dégoûté un couple de demeurés qui sont retournés au meeting de la Droite
Religieuse où ils avaient oublié leur missel. »
Dans un sourire incertain, il nous dépose
sur la table, une pile de crêpes que des feuilles de papier isotherme tiennent
au chaud, de la confiture de fraises, du sucre brun, ainsi que deux cruches
remplies de cidre de pomme.
– Tu sais, ancêtre », entame
Jenna après s’être délicatement roulée une première crêpe.
– Appelle-moi Sylvain, s’il te plait.
Grand-père serait inapproprié et les autres vocables que l’on pourrait trouver
sont tellement laids.
Elle rit. Magnifiquement. Je n’ai jamais
rencontré quelqu’un d’aussi parfait, physiquement parlant.
– Tu sais, Sylvain »,
reprend-elle, « le porno n’est pas ce que les gens croient. On baise
vraiment, mais en fait, avec des machines. Le véritable hardcore n’existe plus
depuis longtemps : les acteurs mouraient trop jeunes à cause des maladies
contagieuses. Personne n’a oublié l’hécatombe du sida 3.0 et on n’a pas envie
de prendre des risques idiots. Comme tu le sais sûrement, nous provenons tous
des Cantons. Bien sûr, nous gagnons plutôt confortablement notre vie, mais
là-bas, pas mal de personnes n’ont pas les moyens de se faire vacciner. »
– Es-tu en train de me dire que ce
que les gens regardent n’est en réalité qu’une énorme supercherie ?
– Exactement : les mecs tirent des
robots, et pour les nanas, c’est kif-kif.
J’éclate de rire.
– Sans blague ?
– Je t’assure ! Par exemple, si
tu regardes mon cas personnel, je n’ai jamais vraiment couché qu’avec deux
types : mon premier – et le seul que j’aie eu – petit
ami, quand j’avais seize ans. Et le producteur de mes films, au moment où j’ai
voulu me faire embaucher et que je me suis rendu compte qu’il ne me laissait
pas le choix. Le reste… Ce n’est évidemment pas comme si j’étais vierge, mais
on n’en est pas loin. As-tu déjà vu un des films dans lesquels j’ai joué ?
– Un petit bout d’un », avoué-je
en m’efforçant d’ignorer la grimace ironique qui lui tord doucement la bouche.
« Mais je ne savais pas que tu faisais partie de ma famille », me
crois-je obligé de me dédouaner au moins de ça.
Elle a un geste vague de la main, comme
pour chasser une mouche importune – très improbable en cette saison,
en dépit du réchauffement.
– Tu as dû remarquer alors que
parfois, je me fais entrer des machins énormes dans le corps.
– Euh… Oui, en effet »,
déglutis-je misérablement au souvenir du passage qui m’avait épouvanté durant
mon voyage jusqu’ici.
– Tu ne t’es pas demandé comment je
faisais pour survivre à ce genre de chose ? Ou par quel miracle je
parvenais encore à marcher par la suite ?
Soucieux de me défaire au plus vite de
l’image qui me flotte dans la tête, je lui jette un regard torve, dans une
tentative désespérée de feindre un minimum de décontraction.
– Jusqu’à présent, je ne t’ai encore
vue qu’assise.
– Rassure-toi », s’amuse-t-elle
charitablement. « Je marche, je cours, comme n’importe quelle jeune femme
de mon âge.
« Je saute aussi, avec ou sans jeu de
mots », plaisante-t-elle comme pour m’aider à me libérer de mon embarras.
« Mais tout simplement, les énormes bites de dinosaures qui me sodomisent,
notamment dans “Fous-moi ta préhistoire” ou dans “Crétacé gros pour toi,
Diplodoca ?”, se réduisent électroniquement à des petits machins juste
avant qu’il n’y ait pénétration. Et pour ce qui concerne les scènes de torture
et autres, je les subis revêtue d’un deuxième épiderme en diodes
électroluminescentes organiques. Visuellement, c’est comme si c’était ma peau
mais c’est bien plus résistant et de plus, les marques, saignements et
hématomes dont les pervers sont si friands, sont programmables. Les spectateurs
croient que l’on m’inflige des souffrances abominables, mais je ne suis qu’un
écran.
« Le seul désagrément que je
ressente, c’est quand je m’extrais de cette combinaison moulante. Après une
heure gainée là-dedans, je dégage comme les chaussettes d’un
marathonien », éclate-t-elle à nouveau d’un superbe rire sonore.
Je l’accompagne en pouffant poliment.
Merci beaucoup pour toutes ces précisions, en vérité : je n’étais déjà pas
un grand fan de porno, mais là, je me sens prêt à avaler en continu, tout ce
qui est sorti comme films à l’eau de rose depuis que les frères Lumière ont
inventé le cinéma.
– Il n’empêche que ça marche, puisque
tu as réussi à quitter Nord-Anvers grâce à cela.
– Grâce à cela, entre autres »,
corrige-t-elle avec un sourire énigmatique qui m’interpelle.
– Mais puisque l’on y est »,
passé-je outre l’interrogation qu’a suscité en moi, sa remarque restrictive,
« pourquoi ne pas faire des films dans lesquels ne figureraient que des
androïdes ? »
C’est vrai, enfin : tant qu’à tromper
leur monde, pourquoi ces rigolos du sex-business n’en profiteraient-ils pas
pour augmenter le montant des royalties que je perçois ?
– Ce genre existe »,
m’apprend-elle. « Les productions à budget réduit en ont fait leur fonds
de commerce. C’est l’une des raisons pour lesquelles le marché des robots
d’occasion se porte si bien. »
Adieu, veau, vaches, cochons,
couvées : je ne gagne pas un clou sur le matériel de deuxième main,
évidemment, puisque les droits ont été réglés par le premier acheteur.
« On retrouve ces trucs minables un
peu partout, dans les solderies permanentes, sur les sites gratuits, et
cætera », poursuit-elle. « Mais les amateurs éclairés les dédaignent
autant que les effroyables snuff-movies qui
mettent en scène le viol suivi de la mise à mort dans des conditions ignobles,
de clochardes capturées dans les Marais au cours de razzias révoltantes. En
revanche, tout ce dans quoi je joue est frappé du label ClassX, que tu as
sûrement déjà dû apercevoir. »
Ah bon, c’est donc à cela que correspond
ce logo. On apprend tous les jours. Toutefois… Qu’est-ce qui lui fait penser
que j’ai déjà vu son damné pictogramme, bon sang ? Je ne m’intéresse
absolument pas au porno, enfin !
L’après-midi est court. Il fait doux mais
cela n’empêche pas le soleil de se coucher tôt. Dire que ma demande d’ajouter
un couvert à ceux prévus à notre table pour le repas du soir, soulève mes
enfants d’enthousiasme serait largement exagéré.
– Vraiment, papa », me fait
doucement Edwige, « je ne suis pas sûre qu’accueillir ainsi cette…
actrice soit une bonne idée. »
– Quelle actrice ?
– Une fille que papa a reconnue
lorsque nous avons fait le tour des tables, tout à l’heure.
– Tu l’as vue jouer dans un
film ? », s’enquiert Gilbert.
– Pas exactement », tenté-je un
peu ridiculement de rester évasif. « Juste un petit bout qui trainait sur
un serveur où je me suis trouvé momentanément bloqué en venant ici. »
Je dois tirer une tête bizarre car Chloé
vient à mon secours. Ce n’est sûrement pas la plus composante parmi mes
enfants, mais elle ne peut pas supporter de voir l’un de ses proches dans
l’embarras.
– Sur les serveurs, il y a toujours
plein de films de cul », intervient-elle. « Je le sais car moi aussi,
il m’est arrivé de rester coincée quelques instants lors d’un voyage. C’est une
actrice X ? »
Edwige hausse les épaules.
– Évidemment. Crois-tu sincèrement
que j’aurais des problèmes à recevoir une femme respectable à diner ?
C’était à prévoir : Victoria éclate
de rire. Ils commencent à m’échauffer les oreilles !
– Bien », posé-je les mains à
plat sur la table. « Cela va sans dire dans mon esprit, toutefois, et pour
que tout soit bien clair entre nous, nous ne sommes pas en train de débattre
comme si je vous avais demandé votre avis. Cette fille est seule de sa
génération : il y avait deux autres personnes de son âge à sa table, mais
ces péquenauds ont eu à son égard, une réaction déplacée qui fait encore moins
honneur à notre famille que la profession qu’elle exerce. Or, figurez-vous
qu’elle aussi, fête son anniversaire. Trouvez-vous cela correct de la laisser
seule à se morfondre pendant que les autres s’amusent ? »
– Sérieux ? », intervient
Victoria. « C’est vraiment son anniversaire ? »
– C’est ce qu’elle m’a dit. Edwige
devrait pouvoir nous le confirmer : les dates de naissance figurent sur sa
liste.
– Pas la peine de vérifier »,
admet l’intéressée. « Cela m’avait frappée aussi. Je m’apprêtais à te
l’apprendre quand elle s’est disputée avec les deux autres. »
– Quel âge a-t-elle ?
– Vingt-cinq ans.
Gilbert ne peut pas s’empêcher d’émettre
un sifflement.
– Waouw, une pornstar de vingt-cinq
ans ! Ne me dis pas que tu comptes te la faire.
– Gil ! », le rabroue
vertement Chloé. « Avions-nous réellement besoin de nous flétrir les
oreilles d’un tel commentaire ?
« Cependant », réfléchit-elle à
voix haute. « Comment Noëlle réagira-t-elle ? »
– Bah… Je ne vois aucune raison de
lui raconter quelque chose d’aussi anodin.
Je les fixe brièvement, l’un après
l’autre.
« Mais si de votre côté, vous trouvez
cela indispensable, je suis tout prêt à en discuter. »
– Il suffirait qu’elle nous appelle
pour voir que nous dînons en compagnie.
– Et après ? Nous avons invité à
notre table, une jeune femme de notre famille et qui était seule pour fêter son
anniversaire. En quoi cela pourrait-il poser problème ?
– Et si elle la reconnait, elle
aussi ?
– Noëlle ne mate pas de porno.
Ils me regardent tous avec un doux
sourire. Mais que vont-ils s’imaginer, bon sang ? Moi non plus !
Le repas se déroule agréablement. Jenna se
révèle une convive discrète et réservée, vraisemblablement tout à l’opposé de
ce que mes enfants attendaient. Et pour être honnête, très certainement aux
antipodes de ce que je craignais.
Probablement pour tenter de lui faire
comprendre que malgré nos âges respectifs et notre statut, nous ne sommes pas
des débiles à l’esprit étroit, Victoria lui demande de nous conter quelques
anecdotes en rapport avec son métier. Elle esquive prudemment.
– Des anecdotes ? »,
sourit-elle timidement en baissant les yeux. « Il n’y en a guère. Tout est
réglé pour que les films soient mis en boite le plus vite possible : le
matériel est en location, en grosse majorité, et pour ce qui est du facteur
humain, nous sommes payés à la pige. Dès lors, chacun fait ce qu’il faut pour que
rien ne traine. Je sais que dans l’imagerie populaire, ce n’est certainement
pas ainsi que l’on se représente ma profession, mais en vérité, le porno est
routinier et avouons-le, plutôt triste au plan de l’ambiance de travail. »
Elle a beau principalement jouer de sa
plastique impressionnante, elle n’en reste pas moins aussi une actrice, me
dis-je, non sans quelque arrière-plan vaguement soupçonneux. Dans la même
veine, je remarque une bonne dose de scepticisme se peindre sur le visage de
Chloé.
Diplomatiquement, cette dernière prend
l’initiative de faire dévier la conversation sur la nourriture commandée par
Edwige – une fondue valaisanne, comme du temps où j’emmenais toute ma
smala aux sports d’hiver – et sur les gags qui parsemèrent leur
enfance.
– Un jour », entame-t-elle
malicieusement après avoir vidé son verre de fendant d’un joli coup de glotte,
« Ed et notre cousine Zoé avaient eu la mauvaise idée de s’enduire le
visage de graisse à traire avant de partir skier. Elles étaient rouge vif à
leur descente. Papa était ivre de rage ! Il a passé tout le repas du soir
à les insulter.
« Franchement, Gil, notre cousin
Louis et moi, on se tenait à carreau. Parce qu’en ce temps-là, quand le
paternel se fâchait, il valait mieux garder un profil le plus bas possible.
Mais j’ai quand même dû plonger la tête dans mes röstis à plusieurs reprises
pour ne pas éclater de rire à les entendre se faire traiter de tous les
noms. »
– Je pense que tu as bien
fait », intervient Edwige, hilare. « Ce n’aurait pas été le moment de
faire la maligne. »
– Vraiment pas », l’approuvé-je.
« Je me devais de remplir mon rôle de père attentif et sévère, mais à voir
les deux tomates à l’air contrit qui me faisaient face, j’éprouvais moi-même,
toutes les peines du monde à conserver mon sérieux en dépit de mes inquiétudes
à propos de votre santé.
« J’aurais dû avoir la présence
d’esprit de prendre des photos. Vous tiriez de ces têtes ! »
– Je me souviendrai toute ma vie de
cette engueulade. En plus, je sentais cuire la peau de mon visage, c’était
proprement atroce. Pourtant, ces vacances étaient magiques. Tu n’es jamais
allée aux sports d’hiver, Jenna ? »
– Non, et je le déplore : il n’y
a plus beaucoup d’endroits en Europe où l’on peut skier et quand on est
originaire des Cantons, on s’y fait refuser d’office toute autorisation de
séjour : priorité est donnée aux gens bien nés.
« Sachez-le, quand je vous entends et
que je repense à la jeunesse qui fut la mienne à Nord-Anvers, je ne peux pas
m’empêcher d’éprouver une pointe de jalousie. »
– Je te comprends », opine
Chloé. « Aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai eu une enfance
merveilleuse. Je plains de tout mon cœur les jeunes qui doivent grandir dans la
misère des Cantons. »
– Comment cela se passe
là-bas ? », s’intéresse Vic. « Ça craint vraiment autant que ce
que l’on nous raconte ? »
– C’est moche. Il y a beaucoup de
jeunes et d’enfants, mais on ne fait pas grand-chose pour eux. Dès lors, ils
n’ont que la rue pour se retrouver. Et souvent, ils forment des gangs qui se
chamaillent férocement pour se réserver des territoires où ils vendent de la
drogue, des armes, des filles capturées dans les Marais par des fugitifs, que
sais-je… »
– Des armes ? On nous rabâche
sans cesse qu’elles sont interdites, comme dans les Zones Protégées, et que tout
est strictement contrôlé.
– C’est de la blague. On trouve tout
ce que l’on veut dans les Cantons. Certains parviennent à se connecter
illégalement au net. Comme vous le savez sûrement, il existe des sites
clandestins auxquels on accède au moyen de codes et sur lesquels tout est à
vendre. On m’a même dit qu’il y a moyen de se télécharger les programmes d’un
Botcrasher.
– C’est-à-dire ?
– Un robot dont le logiciel a été
piraté. Et dont le but est de faire la guerre aux androïdes de la
police », expliqué-je sommairement. « Tu es sérieuse ? »
Rien que l’idée que l’on parvienne à
dresser mes merveilleuses créatures les unes contre les autres, me donne la
nausée. Mes appréhensions n’ont toutefois pas l’air d’être partagées, ainsi que
me l’apprend un rapide tour de table. Pour me montrer plus précis, tout le
monde parait se soucier de mes machines chéries comme de guignes : on
n’est jamais prophète en son pays.
– Personnellement, je n’ai pas eu
l’opportunité d’en voir », répond Jenna. « Mais il est clair que de nombreuses
armes sont des bricolages maison, réalisés au moyen de vieilles imprimantes
3D. »
– Pourtant, tous ces
jeunes ? », l’interroge Horst, le mari de Victoria. « Ils ne
vont pas à l’école ? À ce que je sache, l’enseignement est toujours
obligatoire jusque dix-huit ans. »
– Bien sûr », sourit tristement
la jeune femme. « Cependant, on a rendu facultative la prise des
présences. Par conséquent, de nombreux parents préfèrent envoyer leurs gosses
arrondir leurs fins de mois en faisant des petits boulots quelconques plutôt
que d’aller à l’école.
« Pour ce que l’on y apprend, de
toute façon, entre des programmes surannés et des profs démotivés… »
Sur ce bon vieux cliché que j’entends
répéter depuis deux cent trente-cinq ans au bas mot, je jette un coup d’œil à
l’heure qui s’affiche en continu sur mes ongles quand je suis connecté. Deux
mille deux cent cinquante-neuf, lis-je. Je n’ai jamais aimé aller me coucher
tard. Tout comme j’ai toujours eu horreur de me lever tôt.
– Merci pour cette charmante soirée
et pour ce repas délicieux qui nous a rappelé tant de souvenirs
formidables », souris-je à l’assemblée. « Il n’est hélas, de si bonne
compagnie qu’elle ne se quitte. Il est temps que se termine pour moi, une
journée riche en émotions. »
J’ai la surprise de voir Jenna quitter sa
chaise en même temps que moi. Je la fixe, interloqué, tandis que Gilbert ne
peut retenir un petit gloussement que je lui ferais volontiers rentrer dans la
gorge s’il n’était pas aussi costaud.
Elle attend près de la porte, que j’aie
fini d’embrasser tout le monde. Je ne sais pas trop comment interpréter son
attitude.
– Tu viens ? », me
sourit-elle, semblant se moquer de l’air confus que je dois afficher.
Je lui emboite le pas. Pas véritablement
mécontent mais néanmoins quelque peu embarrassé.
L’air frais me fait du bien. Le
thermomètre indique 10,2 degrés sur les ongles de ma main gauche, entre la
pression atmosphérique et le pictogramme des fonctions spéciales. La nuit est
claire. Je respire à fond et je me tourne vers Jenna.
– Je sais pertinemment qu’à neuf
générations de distance, il ne peut être question d’inceste », lui
fais-je, sévère. « Toutefois… »
– Toutefois, mon ultra grand-père
aurait tort de se faire des idées », me répond-elle, amusée.
« Simplement, il est exclu que je passe la nuit en solitaire. Tu dois
certainement disposer d’une petite place pour moi dans tes appartements, me
trompé-je ?
Non, évidemment. Étant donné la classe du
palace dans lequel Edwige nous loge, il y a tout ce qu’il faut dans ma suite
pour héberger une famille entière.
« Chez moi », m’explique-t-elle,
« je ne suis jamais vraiment seule. Je dispose de plusieurs gardes du
corps qui veillent sur moi en continu. Malheureusement, comme ils proviennent
des Cantons, il était impossible qu’ils pénètrent dans le domaine. Ils ont dû
rester à l’entrée avec les androïdes, dans des baraquements attenants au corps
de garde. »
– Et tu comptes sur moi pour remplir
leur office ? À mon âge ?
– Il y a vieux et vieux », me
rétorque-t-elle en me prenant le bras. « Une des rares choses
intéressantes que j’ai apprises à l’école, est la différence qui existe entre
vivre et survivre. »
Sentir son corps flexible se presser
contre le mien ramène mes pensées en direction de ma valise. Et du petit
compartiment secret dans lequel se trouve un flacon – illégal, comme
tout ce qui revêt un certain intérêt – qui a déjà accompli des
miracles sur une partie bien précise de mon anatomie.
Il n’empêche qu’elle a raison : sans
afficher un véritable look de jeune homme, j’ai gardé la forme. À quoi
servirait d’ailleurs, de vivre jusque deux cent cinquante ans comme moi, si
c’était pour se trainer, de plus en plus diminué ? On se soigne, on fait
du sport, on reste en mouvement le plus possible et, bien entendu, on bénéficie
de l’attention d’une médecine de plus en plus pointue, bien aidée par la
science que l’on a communiquée aux robots. Il n’en reste pas moins que…
Je sursaute : la valise ! Non
seulement je ne dispose pas de la mienne, mais de plus, je suis encombré de cet
énorme machin rouge qui pèse un poids fou et qui contient un pactole.
– Désolé, Jenna », me tourné-je
courageusement vers elle. « Chez moi, cela ne sera pas possible. En
revanche, je peux demander à un de mes enfants, si tu le souhaites. »
– Ils sont tous en couple. Tu connais
réellement une nana qui accueillerait une pornstar chez elle pour la nuit,
alors que son mec rôde dans les parages ?
« Explique-moi pourquoi tu ne veux
pas que je dorme chez toi », s’irrite-t-elle, contrariée. « Je ne
l’ai probablement pas toujours été, mais je suis une femme bien élevée et
respectueuse, désormais. »
– Je n’en doute pas, et j’ai
d’ailleurs pu m’en assurer ces dernières heures. Cependant, si jamais mon
épouse devait avoir vent de cela…
Elle s’arrête et me fait face. Elle plonge
ses yeux dans les miens. À la lumière de la lune, ses iris prennent une teinte
mauve absolument magnifique.
– Je n’arrive pas à comprendre
pourquoi tu me mens, Sylvain. Tu n’as pas besoin de cela. Si toi-même, tu te
sens coincé par ma profession et que tu ne souhaites pas trop ma compagnie,
dis-le moi en face.
Elle fronce ses merveilleux sourcils.
« Encore que je trouverais cela
étrange, en me rappelant la manière radicale de laquelle tu as mouché ces deux
idiots, cet après-midi. »
– Je… Je t’assure, Jenna »,
bégayé-je, me sentant de plus en plus stupide.
Une ombre de contrariété passe sur son
visage.
– Excuse-moi », fait-elle en se
détournant.
Elle fait quelques pas en direction des
taillis qui bordent l’allée conduisant à mes appartements. Je l’entends
s’exprimer en patois anversois. J’ai toujours eu du mal avec ce vilain sabir
trainant, mais je capte sans difficulté que ce que l’on lui apprend ne lui fait
pas plaisir.
Elle termine toutefois sa conversation sur
un ton autoritaire que je n’avais pas imaginé dans sa bouche.
– Mes gardes ont été attaqués, une
fois de plus », revient-elle vers moi. « Deux de mes androïdes ont
essuyé des tirs d’armes à feu. L’un d’eux est bon pour la ferraille, l’autre
semble réparable. C’est nul, je venais de faire l’upgrade de celui qui est
mort. C’était un 7.0, je l’avais fait doter de l’évolution 7.5 ; il
m’était très dévoué. »
– Ce genre de désagrément t’arrive
fréquemment ? », me troublé-je.
– Je sais qui en est l’auteur »,
hausse-t-elle les épaules avec un certain fatalisme. « Ou du moins le
commanditaire : un vieil admirateur qui me harcèle sans arrêt, en espérant
que je finirai par craquer – ce qu’il peut oublier.
« Désolée, mais je dormirai chez toi,
que tu le veuilles ou non : au moins là, je serai certaine d’être en
sécurité. Car c’est un secret de polichinelle : aucun robot n’aurait
l’audace de venir tenter de nuire à Sylvain Stobordima. »
Rectification, ce n’est en aucun cas une
question d’audace, souris-je en moi-même.
Arrivés dans ma suite, je repère
instantanément le colis que l’on a déposé au milieu de la pièce :
effectivement, on livre bien plus rapidement ici qu’aux Récollets. Je vérifie
superficiellement que tout ce que j’avais demandé a été fourni, puis je valide
le bon de livraison et je le renvoie avant de ranger mes nouvelles affaires
dans une splendide garde-robe de chêne clair. Sans oublier de pester tout bas à
propos de la marque de la brosse à dents.
Jenna me regarde faire, un petit sourire
aux lèvres.
– Tu n’avais pas assez de place pour
mettre tous tes bagages dans cette valise ? », s’amuse-t-elle en
désignant du doigt le monstre rouge qui campe au pied de mon lit.
On peut être galant sans pour autant s’oublier
soi-même : je suis couché dans le grand lit qui occupe le centre de la
pièce principale. Jenna, pour sa part, fait grincer le sommier de la couche
d’une petite chambre attenante. Je lui ai souhaité bonne nuit, puis j’ai voulu
fermer la porte de séparation, mais elle m’a demandé de la laisser ouverte.
– Je me sentirai plus en
sécurité », a-t-elle jugé bon d’appuyer sa demande.
Admettons. Encore que j’aie du mal à
imaginer ce qu’il pourrait bien nous arriver dans ce havre de paix.
Les mains croisées derrière la nuque dans
mon attitude favorite, je me demande à qui peut bien appartenir la valise
pleine de titres qui luit vaguement dans l’ombre, à mes pieds. En considérant
qu’une personne à peu près normale peut vivre en ne dépensant guère plus d’un million
par an, chaque certificat vaut approximativement mille années de vie. Or, à vue
de nez, il doit y avoir dix mille feuillets au bas mot, dans cette saleté de
malle. Qui peut bien posséder une telle fortune ?
Avec tout ce que me rapportent
annuellement mes licences sur les processeurs et les logiciels qui animent les
robots du monde entier – les vrais androïdes, pas les petits gadgets
à vingt mille euros qui disent au revoir aux enfants avant de s’occuper du
ménage à la va comme je te pousse –, je ne me fais pas plus de deux
milliards par an. Et mon nom est connu jusque dans les colonies extraterrestres
les plus reculées.
J’ai été prudent en déposant les brevets
des nano-processeurs qui gèrent en cascade, le cerveau, les articulations et
les moteurs pas-à-pas de mes androïdes chéris, de même qu’en écrivant les
logiciels qui les pilotent : jamais l’un d’eux ne ferait quoi que ce soit
contre moi, ni ne désobéirait à un ordre que je lui donnerais. Et à chaque fois
que quelqu’un leur pose une question à propos de leur propre constitution, ils
assortissent leur réponse d’un paragraphe stipulant qu’ils ont été bâtis sous
licence officiellement enregistrée. Or, malgré tout ce que je représente, il y
a, à quelques centimètres de moi, dans une coque de kevlar rouge sang de bœuf,
de quoi me faire passer pour un parfait indigent.
– Tu sais depuis combien de temps je
n’ai pas fait l’amour ? », m’interroge soudain Jenna alors que je
viens de déduire de mes réflexions que seuls un État ou un gangster de haut
niveau – la différence n’est sans doute pas
énorme – peuvent être propriétaires de ces documents.
– Euh non », abandonné-je à
regret mes cogitations tout en me demandant sincèrement si elle me prend pour
un devin.
– Eh bien moi non plus. En vérité, je
n’ai jamais fait l’amour.
Qu’est-ce qu’elle est en train de me
chanter comme chanson ? Elle me prend pour un demeuré, ma parole.
– Pourtant, tu m’as bien dit que tu
avais un petit ami, il y a quelques années d’ici.
– Il ne me faisait pas l’amour. Profitant
de ma naïveté, il me baisait n’importe comment, puis allait faire sentir ses
doigts et montrer sa queue encore toute luisante à ses potes. C’est pour cela
que je l’ai plaqué.
Je préfère me taire : je n’ai même
jamais imaginé qu’un être humain puisse adopter ce genre d’attitude aussi
scandaleuse que lamentable. Décidément, je suis tout sauf malheureux de ne pas
savoir comment se déroule la vie dans les Cantons.
« Et toi ? », reprend-elle.
– Quoi, moi ?
– Depuis combien de temps n’as-tu
plus fait l’amour ?
– Mais je… Enfin, Jenna, je suis
marié.
Sans blague ! On ne dira pas que
Noëlle et moi, nous nous grimpons dessus tous les jours, parce que franchement,
à l’âge que j’ai, ma libido a eu le temps de se délayer quelque
peu – et celle de ma digne épouse aussi – mais… Comment
dire ? Nous fonctionnons encore. Même si c’est par épisodes.
– Et ta femme et toi, vous faites
l’amour ? », insiste-t-elle comme si elle venait de lire dans mes
pensées – ce qui est impossible car j’ai désactivé cette encombrante
fonctionnalité du chip, et depuis longtemps.
– Cela nous arrive,
effectivement », la rembarré-je d’un ton peu intéressé avant qu’une
tornade parfumée ne s’abatte sur moi.
– Eh bien, fais-moi l’amour alors,
Sylvain. Si tu n’as pas envie de moi, tu n’as qu’à penser que je suis ta femme.
Comme si je pouvais essayer de me faire
croire à moi-même que j’ai une épouse âgée de vingt-cinq ans !
– Arrête, s’il te plait, ce n’est pas
possible », tenté-je de me dégager.
– Tout est possible, chéri », me
plaque-t-elle énergiquement au lit avant de se laisser glisser le long de mon
corps pour me prendre dans sa bouche.
J’essaie encore de la retenir mais elle ne
s’en laisse pas conter. Si bien que je finis par me rendre à l’évidence :
la chair est décidément très faible.
ù
Les exploits physiques laissent des
traces, surtout quand on n’y est plus habitué. Tout est dans l’entrainement,
prétendent toujours les sportifs. Eh bien, hum… On dira aimablement que j’en
manque.
Il est dix heures quand je me réveille,
hagard. Une rapide vérification me permet de m’assurer que Jenna n’est plus
dans mon lit, même si ce dernier est vaste. Je résiste à l’envie de
l’appeler : peut-être dort-elle encore ? Je me lève en douceur et je
file à la porte de sa chambre, à pas de loup.
Personne. Le lit est fait, comme si elle
ne s’était pas couchée dedans. Je sursaute et je me retourne d’un bloc. Mais
non, la valise rouge est toujours à sa place.
En revanche, sur la commode un peu plus
loin, je repère un petit bout de papier. On a dessiné une rose dessus. Au dos,
tracés d’une main précise, ces quelques mots : « Merci pour tout. La
légende qui circule à ton sujet ne ment pas : tu es véritablement un homme
magnifique, J. »
Il est toujours agréable de recevoir des
compliments, mais cela ne m’empêche pas de soulever péniblement le monstre
rouge afin de m’assurer qu’il pèse toujours plus ou moins le même poids. Je
suis perplexe. Pourquoi Jenna a-t-elle voulu coucher avec moi, son ancêtre
lointain, pour se tirer ensuite sur la pointe des pieds ?
Un petit sentiment de déception se fait
jour en moi. En tant que chercheur – irréductible intello, comme dit
Noëlle –, je n’ai pas l’habitude de voir les femmes se bousculer pour me
mettre dans leur lit. L’expérience m’a appris qu’elles préfèrent les délurés au
sourire vainqueur, aux muscles luisants et à la personnalité extravertie. Or, à
dire vrai, la séance de cette nuit m’a beaucoup plu et la perspective de ne pas
pouvoir la renouveler me dépite quelque peu. Je me force à rester
positif : personne ne pourra jamais me reprendre ce que j’ai eu.
Je me douche en vitesse, avant de me
résoudre à rédiger cette damnée plainte : quelle que soit la personne ou
l’institution à qui cette lourde valise appartient, je veux la lui rendre. Je
me suis en effet rendu compte que la présence de cette fortune m’ennuie. Elle
me rappelle un peu trop la sagesse populaire selon laquelle quand on n’a pas
d’argent, on est dans les problèmes ; et quand on en a trop aussi.
Ma pesante besogne administrative
expédiée, je me rends dans la salle où le petit déjeuner est servi. Je n’y
trouve plus grand monde, à l’exception de deux servantes occupées à débarrasser
les tables, ce qui n’a rien de bien étonnant à onze heures et demie. L’une
d’elles semble me reconnaitre. Elle me fixe, interdite. Un petit coup d’œil à
son regard me rassure : une androïde.
– Il vous reste quelque chose à
manger, que je ne doive pas attendre l’heure du déjeuner l’estomac dans les
talons ? », lui demandé-je aimablement.
Apparemment, le son de ma voix la détend.
Elle me sourit.
– Votre famille a eu fini il y a peu,
monsieur Sylvain. Toutefois, je peux vous commander ce que vous
désirerez : pour l’heure, ce sont des frères qui sont en cuisine.
Trouve-t-on plus charmantes que ces
machines qui m’aiment autant que je les aime ?
Je patiente en tentant de m’intéresser à
ce qu’il se passe dans le monde. A priori, son
cher peuple a de nouveau eu droit à un sérieux laïus du Premier Ministre
car tous les titres en font mention. Je passe rapidement au-dessus du
sempiternel bavardage de ce navrant personnage qui se croit obligé de nous
barber à intervalles réguliers. Je suis un peu étonné de ne trouver aucune
trace de l’attaque que les gardes du corps de Jenna auraient subie hier soir.
En mixant allègrement une star du porno avec une agression à main armée, on
obtient exactement tout ce qu’il faut pour faire saliver les journalistes en
mal d’articles à sensation. Je furète un peu partout, mais a priori, l’incident
n’a pas eu l’heur de déchainer les passions de la presse. Bizarre autant
qu’étrange. À se demander même s’il ne s’agissait pas d’un montage destiné à
emporter ma décision – encore que cette hypothèse me paraisse pour le
moins tirée par les cheveux.
Quoi qu’il en soit, je n’ai absolument pas
le temps d’approfondir la question : mes saucisses polonaises
végétariennes et mes œufs au plat viennent d’arriver. Je parcours les pages
sportives d’un œil distrait en mangeant. L’évènement à venir qui fait la une,
c’est le Grand Prix de Formule Un qui sera disputé ce dimanche dans le très
tendance « Espace Citadin de Charleroi[6] »,
sur un circuit tracé au cœur de l’ancienne ville basse dont on a restauré et
préservé quelques quartiers pour l’édification des générations futures.
C’est en fin d’après-midi, après une belle
partie de football à l’ancienne mode, disputée entre les vieux de la famille et
ceux qui le sont un peu moins – et qui n’arrachèrent le partage que
de toute justesse, bande de jeunes présomptueux aux pieds
carrés – que je reçois la communication à laquelle je m’attends
depuis le dépôt de ma réclamation.
– Hi, Bernie Silverstone speaking. Is this Sylvain?
Le type prononce « Sylvann »,
comme tout bon snobinard Briton qui se respecte. Je me grouille de réactiver ma
fonction de traduction automatique : j’ai une sainte horreur de la façon
affectée de laquelle les Anglais de l’aristocratie – ou ceux qui
voudraient se faire passer pour tels – massacrent leur langue.
– Oui, en effet. Pouvez-vous me
répéter votre nom, s’il vous plait ? Je crains ne pas avoir saisi…
– Bernard Silverstone. Mais appelez-moi
Bernie, comme tout le monde.
Sapristi ! Silverstone, le grand
patron de la Formule Un moderne. Quand j’avais fait brièvement le tour des gens
capables d’avoir amassé une fortune comme celle dont j’ai hérité provisoirement
et à mon corps défendant, j’avais négligé ce genre de personnage qui se pavane
au redoutable point d’intersection entre la puissance d’un État et la ruse d’un
margoulin de haut vol.
– Certainement, euh… Bernie »,
déglutis-je avant de lancer un « Que puis-je faire pour vous ? »
dont le moins que l’on dira est qu’il est plutôt stupide.
– Me rendre ma valise, old
chap », éclate-t-il de rire.
Eh bien oui, enfin, que m’étais-je figuré
qu’il allait me répondre ?
– Aucun problème, Bernie »,
m’essayé-je à me poser la voix. « Pour autant que je puisse récupérer la
mienne. »
– Je ne sais pas si c’est la vôtre
qui est ici.
J’entends quelqu’un lui parler, sans que
je puisse distinguer la teneur de ce que l’on lui dit.
« Pouvez-vous me la
décrire ? »
– C’est un bagage moderne, de taille
moyenne et de couleur verte. Avec dedans, des effets personnels, dont trois
paires de chaussettes neuves à récupérateur d’énergie.
– Et une brosse à dents qui date d’au
moins cinquante ans », se bidonne-t-il. « La mienne est très grande,
rouge vif, et ce qu’il y a dedans ne regarde personne.
Comme quoi j’aurais vraiment mieux fait de
continuer à l’ignorer, maudis-je encore une fois la curiosité malsaine de
Noëlle.
« Vous l’avez ouverte ? »,
me demande-t-il, visiblement toujours d’aussi bonne humeur.
– Moi, euh… Je… Non, non,
rassurez-vous.
– Bien sûr que si », rigole-t-il
de plus belle. « Et c’est à ce moment que vous avez eu la pétoche et que
vous avez décidé de rédiger une plainte. Je me trompe ? »
– Non, vous avez raison, Bernie. Je
suis désolé de cette indiscrétion. Croyez bien que s’il n’avait tenu qu’à moi…
Mais mon épouse était inquiète.
– Je sais, elle me l’a expliqué. Car
je me suis d’abord connecté à votre réseau principal, à Cassel.
Logique, c’est celui que j’ai renseigné
sur la réclamation.
– Comment allons-nous procéder à
l’échange, Bernie ?
On lui parle à nouveau. Dans une langue
que je ne comprends toujours pas, mais qui ressemble à de l’arabe ou à de
l’hébreu, cependant qu’à la chaleur qu’il dégage, je mesure l’énergie que
consomme mon chip pour essayer de trouver ce qu’est cet idiome.
– Je voudrais d’abord savoir votre
nom exact », tranche mon interlocuteur. « Car ce que l’on m’a fourni
est étonnamment rejeté par les dispositifs linguistiques et personne n’a pu le
déchiffrer, parmi les incapables qui me lèchent les bottes à longueur de
journée. »
– Sylvain Stobordima. Sierra, Tango,
Oscar…
– Stobordima ? »,
répète-t-il, apparemment étonné. « Celui des robots ? »
– Ma foi oui », lui confirmé-je,
mal à l’aise car j’éprouve toujours un peu de difficultés à répondre quand on
me demande si je suis bien moi-même.
– Fabulous ! »,
s’exclame-t-il. « Savez-vous que nous sommes presque voisins ?
J’habite l’Ile Kemmel depuis quelques années.
« Mais d’après ce que votre épouse
m’a dit, vous êtes dans les Ardennes pour le moment. Pourquoi ne
m’amèneriez-vous pas ma valise à Charleroi, où je suis pour l’heure ? On
ferait l’échange et cela me permettrait de vous inviter en VIP à assister au
Grand Prix de dimanche. »
Regarder des bolides tourner en rond ne
m’a jamais vraiment fasciné, sinon dans ma plus tendre jeunesse. D’un autre
côté toutefois, je ne suis pas vraiment d’humeur à lui expédier sa fortune via
le net… Enfin, si : je me fiche de ses certificats comme de ma première
dent de lait. C’est plutôt attendre que mon bagage arrive qui me pèse à
l’avance, surtout que j’ai pu vérifier la peu formidable fiabilité du désolant
bricolage baptisé Web 20.2.
– Je serais très honoré que vous
m’adressiez une telle invitation, Bernie », lui lâché-je assez hypocritement.
– Je n’en attendais pas moins de
votre part », me balance cet incorrigible égocentrique. « Quand
puis-je espérer vous accueillir ? »
Bah… On est quoi, là ? Jeudi 3
février.
– Disons demain, aux environs de
midi ?
– Génial, je vous piloterai dans les paddocks
pour les qualifications. À demain, donc. Mais surtout, n’oubliez pas ma
valise ! », croit-il intelligent de me rappeler dans un nouvel éclat
de jovialité artificielle.
Je décide d’affronter Edwige, Victoria et
les autres sur le champ : les quelques heures dont mon séjour sera écourté
ne devraient pas leur causer d’épouvantables états d’âme.
– Dommage, papa », regrette
Chloé. « J’avais prévu une super projection en trois dimensions pour toi
et Jenna demain midi.
« Peut-être n’es-tu pas au
courant », me sourit-elle malgré tout, « mais les Rolling Stones
sortent d’ici peu leur neuf centième album. J’ai pu me procurer les vidéos de
leurs dernières répétitions. Elles sont géniales ! »
Je sais comment elle est faite, et comme
tout ce qui sort de l’ordinaire exerce sur elle un attrait particulier. Je la
devine déçue de l’absence de Jenna. Jamais elle n’aurait osé rêver d’une
belle-mère de cent quatre-vingt-douze ans plus jeune qu’elle et star du porno
de surcroit, mais ce genre d’extravagance entrerait parfaitement dans ce qui la
fascine.
– En parlant de ta dernière
conquête », se ramène Gilbert. « Où est-elle passée ? »
– Elle est rentrée chez elle »,
m’efforcé-je d’ignorer son ton sarcastique.
– À Nord-Anvers ?
– Mais non, enfin. Elle n’habite plus
dans les Cantons, où as-tu la tête ? Elle réside à Trèves, dans cette
jolie portion occidentale de l’Allemagne désormais annexée au Grand Duché de
Luxembourg.
Un doux sourire illumine son beau visage
d’incurable narquois.
– Ça ne s’est pas bien passé entre
vous, qu’elle est rentrée si tôt ?
– Tout s’est déroulé
parfaitement », fermé-je d’un seul coup toutes les portes qu’il aurait
volontiers entrebâillées sur la médisance avant d’ajouter une vérité de mon
cru : « Il était prévu qu’elle s’en aille ce matin : elle est
encore jeune et a des obligations. »
Et en tout état de cause, sûrement bien
plus que tous les retraités de longue date qui m’entourent, me dis-je en
évitant de penser à un miroir.
La sagesse populaire autant que les
psychologues patentés nous conseillent systématiquement de liquider les corvées
pénibles le plus tôt possible. C’est pourquoi je me résous à avertir Noëlle dès
la fin du déjeuner.
– J’imagine que si tu m’appelles
c’est pour m’annoncer ton arrivée imminente », réagit-elle à ma connexion
au réseau des Récollets.
Pour tout dire, je suis surpris : je
trouve un peu sec le ton qu’elle emploie. De plus, je crains que ce que j’ai à
lui révéler n’entre pas exactement dans le cadre de ses attentes… En vérité et
sans trop comprendre pourquoi, je sens confusément que je ne vais pas tarder à
me faire hurler dessus.
– Pas exactement, chérie »,
suis-je bien forcé de la décevoir. « En fait, je suis invité à aller
assister au Grand Prix de Charleroi ce weekend. Par Bernie Silverstone »,
précisé-je, quelque peu vaniteusement.
– Qui donc ?
– Silverstone. Le grand patron de la
Formule Un. Tu sais bien, celui qui habite Kemmel.
– Connais pas », me
rembarre-t-elle sur un ton cassant, annonciateur d’une explosion imminente.
« Qu’est-ce qu’il te veut, ton Machinstone, là ? »
– Il souhaite me remercier de lui
ramener sa valise. La grosse rouge dont nous avons examiné le contenu l’autre
jour, ma chérie, si tu te rappelles.
– Si je me rappelle ? Tu me
prends pour quoi, Sylvain ? Comment pourrais-je oublier les milliards
qu’il y a dans cette malle du diable ?
Elle reste silencieuse une demi-seconde.
Le temps de prendre son souffle, appréhendé-je.
« Bref, si je comprends bien, tu vas
jouer les garçons de course pour ce trou du cul qui passe son temps à faire
tourner en rond, des petites autos pilotées par des connards de robots. C’est
bien cela ? »
– Mais non, enfin, chérie ! Je
lui ramène son bagage, je récupère le mien, et pour me remercier, il m’invite à
assister à la course.
– Bien entendu. Disons que c’est
vachement plus commode que venir rechercher sa merde pour te ramener la tienne.
– Calmez-vous, Noëlle »,
intervient ce damné médecin, qui décidément, éprouve bien des difficultés à
éviter de mettre les pieds où il ne devrait pas. « Vous vous faites du mal
à vous énerver ainsi. Ce n’est pas parce que Sylvain vient de vous annoncer
qu’il aura un peu de retard qu’il faut vous mettre dans des états pareils,
voyons. »
– Et allez donc »,
enchaine-t-elle dans l’accès de rage que je sens couver dangereusement depuis
que nous sommes connectés l’un à l’autre. « Ce n’est pas encore assez que
je vais devoir attendre ici l’improbable retour de mon mari, comme ces
Bretonnes anxieuses dont Pierre Loti a si bien décrit les tourments dans Pêcheurs
d’Islande. Il faut en plus que je me farcisse les réflexions imbéciles d’un
toubib à la vocation de maton et qui profite de chaque occasion qui s’offre à
lui pour me faire chier !
« À croire que me pomper l’air le
fait triquer. Je ne serais d’ailleurs pas étonnée qu’il soit en train de
s’astiquer la nouille en ce moment-même. »
– Noëlle ! », s’offusque
l’autre. « Je vous interdis de proférer de pareilles horreurs à mon
propos. »
– Oh, ta gueule, foutu
branleur », le rabroue-t-elle impitoyablement tandis qu’un grand bruit de
vaisselle brisée me meurtrit les tympans. « Et oublie surtout de
m’interdire quoi que ce soit, parce que je m’assieds sur tes autorisations
éventuelles comme ta salope de mère sur son gode à moteur. Putain, j’en ai
vraiment ras la chatte de vous autres, bande de gros cons. »
– Reprends-toi, chérie »,
tenté-je vaillamment. « Pour une fois, le toubib a raison. »
– Merci, Sylvain.
– Maintenant, ça suffit, docteur
guette-au-trou ! », grince-t-elle, menaçante. « À la première
remarque que vous vous sentirez encore en droit d’émettre, je rapplique chez
vous dare-dare pour vous tirer un pénalty dans les breloques. Et faites-moi
confiance : on fera deux à zéro d’un seul coup. Cela vous gratifiera d’une
voix si douce qu’à côté de vous, Farinelli aura l’air d’Ivan
Rebroff ! »
– Chérie, s’il te plait »,
risqué-je encore.
– Chérie t’emmerde, Sylvain !
Comme elle emmerde ton satané complice de rebouteux. Fais ce que tu veux,
rentre quand tu veux, baise avec qui tu veux, je m’en fous ! Et n’oublie
surtout pas de te faire sucer par toutes les petites dindes que tu rencontreras
et qui ne manqueront pas de te chanter l’admiration qu’elles portent au grand
savant que tu es, père de la robotique moderne, et tagada tsoin tsoin. Tu
verras bien à ton retour si j’ai été suffisamment idiote pour avoir la patience
de t’attendre. »
Et vlan, elle m’éjecte sans pitié.
J’ai beau être habitué à ses colères et à
ses éclats, je n’y suis pas indifférent pour autant : mon cœur saigne à
l’idée de la savoir si déçue. Pourtant, je n’ai pas le sentiment de m’être
rabaissé en acceptant la proposition de Silverstone… Évidemment, il y a
l’épisode Jenna, qui traine en moi comme une accusation peu glorieuse. Mais
elle n’est pas supposée en savoir quelque chose.
À moins que… Mais non, enfin ! Noëlle
figure indiscutablement dans le peloton de tête des petits finauds qui trouvent
toutes les astuces à propos du réseau. Imaginer toutefois qu’elle puisse être
au courant de ce qu’il s’est passé la nuit dernière, confinerait à la fantasmagorie.
ù
En définitive, j’ai commandé trop de
choses pour remplacer ce que je croyais avoir perdu.
C’est toujours comme cela : on craint
manquer du nécessaire, puis on découvre qu’il ne l’est pas vraiment et on se retrouve
avec des rossignols sur les bras. C’est une façon de parler : étant donné
que l’on ne peut voyager qu’accompagné d’un seul bagage, il est hors de
question que j’emporte quoi que ce soit d’autre que l’abominable baise-en-ville
de Bernie.
J’hésite à propos de la brosse à dents.
Jusqu’à présent, je m’en suis passé, retrouvant les tics de mon enfance, quand
je me lavais les dents en me frottant
distraitement l’index dessus, complétant ce geste prophylactique approximatif
d’un peu de dentifrice que je me glissais en bouche pour éviter de m’attirer
les foudres maternelles.
Je me dis néanmoins que si tout le
monde – ou presque, donc – utilise les ustensiles que l’on
trouve actuellement dans le commerce, il est probablement stupide dans mon
chef, de continuer à vivre dans le passé. Et que de surcroit, persister dans
mes attitudes de petit gamin désobéissant ne pourrait que me conduire à puer du
bec. Or, si mes enfants sont nécessairement indulgents à mon égard, je me vois
mal débarquer avec une haleine genre latrines de caserne au beau milieu des
jet-setters qui ne manqueraient le très couru rendez-vous de Charleroi sous
aucun prétexte. Aussi décidé-je de me concentrer et de lire attentivement le
mode d’emploi de cette splendide petite machine. Émerveillé de parvenir à tout
comprendre du premier coup, je procède exactement comme spécifié, en injectant
la dose requise de pâte dentifrice par l’arrière de la brosse.
Je revérifie encore bien que j’ai
scrupuleusement suivi les instructions, puis je pousse sur l’unique bouton de
mise en route… Et paf ! Je me retrouve constellé de points blancs, de même
que le grand miroir qui me fait face.
– M’enfin… », ressuscité-je
contrarié, les Gaston Lagaffe qui enthousiasmèrent mon adolescence.
Une envie énorme me prend de balancer
cette horreur à travers la pièce. Je me contiens à grand-peine. Puis, j’ai une
idée de génie : je coupe le moteur de la brosse à dents. Je dépose un peu
de pâte dentifrice dessus, et, me la glissant en bouche, je l’utilise comme on
faisait avant, lui imprimant des allers-retours sur ma dentition.
“Cher utilisateur, attention”, me prévient
la machine. “Vous utilisez votre Mouth Master d’une
façon qui n’a pas été prévue lors de sa mise en fabrication. Veuillez cesser
immédiatement, faute de quoi votre garantie sera invalidée”.
Et après ? Qu’est-ce que j’en ai à
faire, de la garantie qu’ils fournissent sur un appareil au fonctionnement
duquel je ne pige rien ?
Je me remets un peu de dentifrice sur un
doigt – évidemment, le tube rouspète, lui aussi –, puis je
continue à me laver les dents à
l’ancienne, en adressant un grand bras d’honneur mental aux concepteurs
débiles de ces ridicules jouets “dont l’homme moderne ne peut se passer”, comme
ils osent prétendre.
Je me rince la bouche au robinet :
tant que j’en suis à pratiquer comme au bon vieux temps, je ne vois pas
pourquoi je m’arrêterais en route. Ensuite, je rassemble la brosse et le
dentifrice. Avisant une corbeille sous le lavabo, je les laisse tomber dedans
avec un grand sourire vengeur… qui ne dure qu’un instant : “Ceci est un
récipient pour déchets non triés”, me tance la poubelle. “Vous ne pouvez y
déposer un appareil électronique. Veuillez contacter la réception de l’hôtel
afin d’apprendre comment vous en débarrasser”.
Ben voyons ! Furibard, je récupère la
brosse à dents et je la pose bien en évidence sur la tablette de la salle de
bains : je ne doute pas qu’elle fera le bonheur de quelqu’un, même si,
pour ce qui s’agit du mien, c’est râpé. J’ai un geste en direction du tube de
dentifrice. Je ne l’achève pas : que cette saleté et son horrible parfum
de menthe chimique filent à l’incinérateur, et le plus tôt possible, encore
bien.
Tout étant prêt pour mon départ, je me
couche l’âme en paix. Si ce n’est bien sûr, un petit arrière-plan qui subsiste
à propos de la saute d’humeur de ma chère Noëlle.
Bah… Tant pis pour mon égo si cela fait
macho moyenâgeux : les boutiques de luxe de Charleroi doivent regorger de
cadeaux propres à faire fondre une nana. Même une nana à l’âme d’adjudant-chef
comme elle.
Nos adieux sont émouvants bien sûr.
J’embrasse chaleureusement mes enfants – « J’espère que nous ne
mettrons plus si longtemps avant de nous revoir » –, mes
petits-enfants et ceux que je reconnais plus ou moins parmi leurs descendants.
Puis je sermonne Gilbert.
– Moi d’abord, la valise après, s’il
te plait : c’est à force de multiplier les idioties que l’on se fait
cataloguer comme un…
– Idiot », termine-t-il ma
phrase en hochant la tête. « Ne t’inquiète pas, il n’est pas écrit Noëlle
sur mon front. »
– Je le lui signalerai, cela lui fera
sûrement plaisir.
Là-dessus, nous nous échangeons un dernier
clin d’œil, et il enfonce le bouton vert. Dans la seconde qui suit, le monstre rouge vient s’attacher à moi.
Deux tics d’horloge plus tard, je me retrouve à Charleroi flanqué de la malle
aux titres.
Comme j’aurais dû m’y attendre, l’accueil
dont je bénéficie est grandiose : une armée d’androïdes me réceptionne
avec le sourire, et j’ose dire que, même pour quelqu’un comme moi, qui sais
parfaitement de quoi elles sont faites, elles sont particulièrement attirantes.
Ou du moins, spectaculaires.
La magnifique créature qui me pilote
jusqu’au circuit répond au doux prénom de Marie-Béatrice. Comme tous ceux de sa
race, elle m’a reconnu instantanément
et se révèle d’une extrême prévenance à mon égard.
– Ce doit être génial pour un humain,
d’être invité par Bernie Silverstone », me fait-elle tandis que le drone
caréné qui nous véhicule, file en direction du boulevard Tirou.
– Euh, oui, on peut voir les choses
comme ça.
– Ah bon ? Cela ne vous
enthousiasme pas plus ? Pourtant tous les humains que j’ai rencontrés à ce
jour, ne paraissaient rêver que de cela.
A priori, elle n’a jamais été en contact
qu’avec des aficionados de la course.
– Dans mon cas, il s’agit plutôt d’un
concours de circonstances un peu malheureuses.
– Soit. Mais vous verrez, Sylvain…
Cela ne vous dérange pas que je vous appelle Sylvain, j’espère ?
– Pas le moins du monde,
Marie-Béatrice.
– En réalité, je devrais vous appeler
papa », rit-elle de bon cœur. « Vous verrez, disais-je, l’univers de
la course est proprement captivant. De même que la débauche technologique qui
l’entoure. »
Je n’en doute pas un instant, mais au fond
de moi, traine l’image de Noëlle en train de se balancer doucement face aux
vagues vert-bleu de la Mer du Nord. Disons-le tout net, elle m’attire nettement
plus que le déluge de couleurs criardes et de vitesse aberrante auquel je vais
inévitablement être confronté.
Soudain, et comme nous approchons de
l’endroit où est installé le centre nerveux du Grand Prix, le ciel, plombé
jusque là, se déchire en une somptueuse éclaircie qui fait scintiller le joli
brun chocolat de l’épiderme de Marie-Béatrice. Dans le même temps que je
remarque une élévation sensible de la température.
– Monsieur Bernie a visiblement bien
compris le maniement de son nouveau jouet ! », rit-elle. « Mais
il vous expliquera tout cela lui-même : le voici justement »,
remarque-t-elle après avoir fait atterrir notre drone en douceur.
– Dear Sylvain ! »,
s’exclame l’Anglais en me tendant la main après avoir jeté un coup d’œil
insistant à sa valise. « Vous avez fait bon voyage, old chap ? »
– Excellent ! », lui
répliqué-je sur le même ton ridiculement démonstratif. « D’autant plus que
je fus accueilli par la très charmante Marie-Béatrice. »
Il se tourne négligemment vers l’androïde
et en détaille rapidement la plastique irréprochable.
– C’est du beau matériel, n’est-ce
pas ! Une 9.0, la toute dernière génération. J’en ai deux cents, qui
seront présentes à toutes les courses de la saison. Elles sont toutes pourvues
du Service Pack 3. Ça m’a coûté un pont, mais rien n’est trop beau pour mes
chers invités.
Service pack 3 ? Les deux premiers
corrigeaient des petits problèmes de diction en créole et en dialecte sicilien
ou ajoutaient quelques fonctionnalités dispensables, crois-je me rappeler.
Quant au troisième ? Il aura sûrement été validé par le service compétent
de Stobordima Research, mais franchement, pour ce qui concerne sa teneur, c’est
la bouteille à encre.
Il ricane de façon égrillarde devant mon
air perplexe.
« Si vous ne savez pas ce que c’est,
vous le lui demanderez », s’amuse-t-il visiblement beaucoup cependant
qu’une mimique quelque peu offusquée se peint sur le beau visage de Marie-Béatrice.
« À la fin de la saison, je les
mettrai en vente », poursuit-il sur un ton qui lui donne l’allure d’un
maquignon sur un marché aux bestiaux. « J’en ai déjà commandé trois cents
de la prochaine version qui sortira en décembre. Si cela vous dit, je vous
ferai un prix : autant qu’elle finisse comme bonniche à Cassel que dans un
bordel des Cantons où elle se fera détraquer en trois mois, n’est-ce pas,
Marie-Machin, or whatever your fucking name is ? »
– Comme vous voudrez, Monsieur
Bernie », répond-elle en baissant les yeux.
– Exactement comme je voudrai, en
effet », se bidonne-t-il.
Il est probablement trop bien élevé pour
ajouter un truc du style de « salope », mais il le pense si fort que
c’est presque comme si je l’entendais. Je la fixe brièvement. Il est vrai
qu’elle est absolument splendide dans son top moulant vert fluo et son short de
tissu photovoltaïque imitant élégamment l’étoffe des jeans à
l’ancienne – tout en lui fournissant indéfiniment l’énergie dont elle
a besoin.
Franchement, quand je me rappelle les
longues années passées à dessiner l’ensemble de microprocesseurs qui servirent
de base à la création des machines chargées de diriger son développement et
celui de tous ses congénères, je ne
peux que me montrer à la fois fier et déçu du fruit de mon épuisant labeur. À
l’époque, j’étais habité par une mission qui me paraissait sacrée : offrir
à l’humanité des outils qui lui permettraient de vivre mieux, de façon
complètement sécurisée, tout en la libérant enfin de l’odieuse malédiction ancestrale
du travail. Sur ce plan, j’estime avoir atteint mes objectifs dans toute la
mesure de mes possibilités. Toutefois, je n’avais jamais imaginé que l’on
utiliserait mes enfants bis en vue de
satisfaire l’inépuisable réservoir de perversité qui hante l’être humain depuis
toujours. Or c’est apparemment ce qui est venu immédiatement à l’esprit de la
plupart des gens.
Bernie se tourne vers moi.
« Venez, old chap. Je
vais vous faire visiter les installations, après quoi nous irons déjeuner.
Un nouveau sourire bien glauque se peint
sur son visage : « Si vous voulez, votre nouvelle copine peut nous
accompagner. »
– Si cela lui fait plaisir »,
répliqué-je très naturellement (du moins pour moi).
– Ha ha, ces sacrés
continentaux ! », se frappe-t-il les cuisses du plat de la main.
« Toujours galants, même avec des machines. »
On ne se refait pas, me dis-je tandis que
Marie-Béatrice me prend le bras, un sourire reconnaissant aux lèvres.
Bernie nous entraine sur un long parcours
au sein des paddocks, nous détaillant avec enthousiasme tout ce qui fait la
course moderne : les robots dûment préparés à remplir le rôle autrefois
dévolu aux mécaniciens, pompistes, changeurs de roues et qui évoluent avec une
précision extrême sous le regard attentif d’ingénieurs – humains,
pour la plupart.
Les pilotes aussi, occupés à se
familiariser avec le circuit dans leurs simulateurs de conduite : afin de
ne plus être soumis au paiement de primes d’assurance effrayantes, ce sont
désormais des androïdes, répliques irréprochables des pilotes, qui prennent
place dans les voitures. Parfaitement programmés à reproduire à la nanoseconde
près, les gestes de leurs modèles, ces clones magnifiques leur répercutent dans
la foulée, toutes les conditions auxquelles ils sont soumis, de même que les
pressions physiques qu’ils encaissent.
– Sauf en cas d’accident
évidemment », se marre à nouveau le grand comique qui me sert de guide.
Troublé, je remarque la tension qui se lit
sur la morphologie d’un pilote pendant ce qu’ils appellent un essai
libre : c’est véritablement comme s’il conduisait réellement la voiture.
Le vent de la course, les secousses dues à quelques imperfections du
revêtement, la force centrifuge qui l’oblige à pencher la tête dans les
virages, tout y est. Jusque même, des projections et un fin brouillard qui le
gênent au moment où il dépasse un autre véhicule dont le moteur semble afficher
des signes de faiblesse.
– Vraiment impressionnant,
Bernie », le félicité-je sincèrement. « Je devine l’étonnante organisation
que toute cette mise en scène présuppose. »
– Je te raconte pas, old
chap », acquiesce-t-il. « Ça ne te gêne pas qu’on se
tutoie, au moins ? »
– Bien sûr que non.
– Si tu savais le nombre d’heures dont
on a eu besoin pour mettre tout cela au point, tu tomberais sur ton derrière.
– Je m’en doute », fais-je
prudemment.
– Pas moi, bien sûr »,
poursuit-il en s’esclaffant à nouveau. « Tous ces passionnés qui ont bossé
comme des damnés, principalement quand j’ai décidé que j’avais suffisamment
engraissé les compagnies d’assurance !
« Je ne te parle pas non plus des
procès que ces salopards m’ont intentés quand ils ont appris que nous allions
remplacer les pilotes par des robots », continue-t-il de rigoler.
« Mais c’est chose faite désormais, et depuis plus de quinze ans, le
système fonctionne à la satisfaction générale. La dernière fois que nous avons
eu un blessé, c’est quand un pilote victorieux a laissé tomber son magnum de
champagne sur le pied du ministre de je ne sais plus quoi, qui le lui avait
tendu.
– Parce que ce sont les pilotes
humains qui reçoivent les honneurs ?
– Cela va de soi. Il faut quand même
préserver un minimum d’authenticité.
– Je comprends », ironisé-je
gentiment. « Toutefois, un androïde n’aurait jamais laissé tomber cette
bouteille. »
– Exact ! », rit-il après
une seconde de surprise, cependant que Marie-Béatrice me file un léger coup de
coude comme pour me dire “Bien envoyé”.
« Je remarque que l’on ne m’avait pas
menti : mon ami Sylvain aime vraiment ses robots. »
– Je ne dirais pas que ce sont comme
mes enfants. Mais pas loin de là.
– Eh bien, tu peux te montrer fier
d’eux », apprécie-t-il. « Personnellement, je ne sais pas comment on
a pu se passer de leurs services pendant si longtemps. Mais suis-moi, il est
l’heure maintenant que je te présente à Dieu.
Allons bon… Il ne manquait effectivement
plus que Lui dans le tableau.
« Enfin », corrige-t-il.
« C’est ainsi que nous l’appelons entre nous, mais il vaut mieux qu’il ne
nous entende pas car il est très susceptible : cela le met de mauvaise
humeur, il trouve ça irrévérencieux. Pas pour Dieu, pour lui ! Il a un de
ces putains d’égo », me précise-t-il – et il m’a l’air d’en
savoir lui-même, un bon bout sur la question.
Il ouvre une porte, d’apparence d’autant
plus banale qu’elle est marquée d’un écriteau annonçant “Matériel d’entretien”.
Je jette un regard interrogatif à Marie-Béatrice, mais elle ne semble pas plus
renseignée que moi. Nous suivons Bernie jusqu’à un autre vantail, qui parait,
lui, nettement plus costaud.
Notre mentor se concentre un instant… Le
battant s’ouvre sans bruit sur une vaste cour intérieure au centre de laquelle
trône un gros parallélépipède d’acier ressemblant aux ordinateurs des années
1970. Si ce n’est que l’on partirait en vain à la recherche de ce que l’on
appelait alors, des périphériques, et qui n’étaient rien d’autre que les engins
qui permettaient à l’unité centrale de servir à quelque chose.
– Chers amis, je vous
présente », entame Bernie avant de se faire couper la parole par la
machine.
– ClimReg, Sylvain ! C’est un
honneur incommensurable pour moi de te recevoir ici.
– Quand je vous parlais de son
caractère…
– Je remarque que tu es venu ici accompagné
d’une des plus jolies de mes cousines, cher Sylvain. On peut seulement
regretter que parallèlement, je sois obligé de composer avec la présence de
l’insupportable Bernie, mais je suppose que le bonheur intégral n’est qu’une
chimère.
Je souris.
– Bonjour, ClimReg, je suis moi
aussi, honoré de faire ta connaissance. Peut-être te montres-tu un peu dur avec
Bernie, qui s’est montré un hôte charmant à mon égard.
La machine éteint d’un seul coup, le
sourire orgueilleux qui s’épanouissait sur le visage de l’Anglais.
– C’est qu’il a quelque chose à te
demander.
– Que du contraire », proteste
Bernie dans un mouvement d’humeur particulièrement agressif. « Je tenais
simplement à le remercier de m’avoir rendu service. »
– C’est tout comme.
Ces deux là commencent à m’agacer avec
leurs petites disputes à la sauce école maternelle.
– Admettons », coupé-je court en
adressant un clin d’œil discret à Silverstone. « Explique-moi de quoi tu
es capable et quelle est ta mission, ClimReg. »
– Oh, pitié, ne me demande pas cela,
Sylvain », soupire l’ordinateur. « Bernie s’en chargera. Cela lui
fera plaisir, et de plus, peut-être cela l’aidera-t-il à faire fondre une
partie de la mauvaise graisse qui lui entoure la taille. Car je dois constater
que vous avez pris quelque ampleur, Bernie : la charcuterie campagnarde
ainsi que les fromages et bières d’abbaye qui font la fierté de la Wallonie ne
vous valent rien, si vous voulez mon avis. »
– Sortons, Bernie », décidé-je
en le voyant au bord de l’apoplexie. « Ainsi que ClimReg nous l’a suggéré,
tu me détailleras ses capacités et sa mission devant une Orval et quelques
morceaux de Maredsous : la faim commence à me tenailler. »
L’Anglais hésite un instant, puis semble
se ranger à mon avis puisqu’il se dirige vers la porte sans mot dire.
– Au revoir, Sylvain. Au revoir,
Marie-Béatrice. Encore merci de m’avoir rendu visite.
– Merci à toi de nous avoir reçus,
ClimReg », rétorqué-je prudemment.
– Machine à la con », bougonne
Bernie tandis qu’une superbe androïde blonde nous apporte deux trappistes et un
peu de fromage. « Ce qu’elle parvient à faire est formidable, mais le prix
à payer pour cela n’est pas triste.
Le regard impatient que je lui lance ne
lui échappe pas.
« Seconde après seconde, ClimReg
analyse les données climatologiques des endroits où se disputent les Grand
Prix, et vérifie leur concordance avec ce que nous désirons. Ou plutôt avec ce
que nous devons avoir.
« En effet, le cahier des charges
imposé par les constructeurs de voitures est impératif et nous sommes bien
obligés de nous y conformer : sur la quarantaine de courses que comporte
une saison, trente doivent être disputées dans des conditions parfaites,
c’est-à-dire par temps sec et sous une température pouvant varier au plus de
dix-huit à vingt-sept degrés.
« Huit peuvent être courues sous la
pluie et seulement deux, s’il fait disons, un
peu spécial – quand le thermomètre descend, sous la neige ou dans
la tempête, par exemple. D’une façon générale, les
spectateurs – surtout ceux qui regardent les Grand Prix confortablement
installés chez eux – aiment tout ce qui confine à l’extrême, mais
cela ne fait pas l’affaire des constructeurs. Comme tu t’en doutes, cela
favorise les accrochages et les sorties de route, ce qui leur coûte cher.
Toutefois, tu te rends tout aussi certainement compte qu’il est impossible
d’annuler un Grand Prix au motif que la météo n’est pas en accord avec les
stipulations du cahier de charges : imagine la réaction du
public – on en profiterait pour me traiter de charlatan.
« Nous avons dès lors, pris l’habitude
de mettre au point le planning météorologique en accord avec les pilotes :
tel temps pour les essais libres, tel autre – ou le
même – pour les qualifications, pour le warm-up, puis pour la course
proprement dite. Et nous fournissons les données adéquates à ClimReg en
conséquence. »
– Tu es en train de me dire que cet
ordinateur est capable de changer la météo ? », m’étonné-je.
– Absolument », confirme-t-il
mes pires craintes – parce que, franchement, mettre en œuvre de tels
moyens en vue d’atteindre un objectif si futile, me rend plus que sceptique
quand à l’avenir de notre civilisation. « Du moins pour une période de
temps déterminée et sur une aire définie. En considérant que ses analyses
prospectives ne correspondent pas à nos désidératas, ClimReg génère des
nano-robots autopropulsés qu’il envoie dans l’atmosphère en vue d’écarter des
nuages menaçants. Ou d’en créer. À moins qu’il ne détecte qu’il convient de
refroidir ou de réchauffer l’air.
« Il s’agit là d’une technologie que
l’on maitrise depuis plusieurs années, cependant personne n’osait la mettre en
œuvre car le point le plus important est qu’une fois leur mission accomplie,
les nano-robots doivent impérativement se suicider : ils fonctionnent et
se meuvent grâce à l’énergie collectée par des capteurs solaires minuscules, ce
qui implique qu’ils pourraient être éternels ou presque. Imagine la catastrophe
s’ils continuaient indéfiniment à faire ce pour quoi ils ont été ponctuellement
programmés. »
Je me représente le risque sans
peine : je me souviens d’avoir été consulté à propos d’un programme du
même genre, mais qui concernait des nano-robots à envoyer entre les grains de
sable du Sahara en vue d’atteindre la nappe phréatique et de faire remonter
l’eau. Le but poursuivi était bien évidemment, de fertiliser ces terres arides,
non de les inonder.
Il fut atteint, d’ailleurs, et toutes les
graines qui parsemaient cet ancien désert, se mirent à l’ouvrage comme si elles
n’attendaient que cela.
Je vide goulument mon verre de bière
tandis qu’un androïde sanglé dans la combinaison noire de ceux qui sont chargés
d’assurer la sécurité, s’approche de Bernie et lui glisse quelques mots à
l’oreille.
L’Anglais arbore soudain une tête à faire
peur.
– En définitive, je m’étais fait une
fausse idée de vous, old chap », parait-il regretter. « Vous
êtes loin de l’angélique savant dont vous vous efforcez d’afficher
l’image. »
– Que veux-tu dire ? »,
m’alarmé-je, étonné.
– Je ne vous apprendrai sûrement rien
en vous disant qu’il manque dix certificats d’un milliard chacun dans ma
valise », hausse-t-il les épaules avec autant de mépris que d’amertume.
[1] Alvin
Toffler – “Le Choc du Futur” (1970)
[2] Victoria :
Capitale des Seychelles.
[3] Ile
des Récollets : Suite à la montée des eaux due principalement à la fonte
de la banquise historique du Pôle Nord et de toute une partie de l’Antarctique,
la Mer du Nord a recouvert la portion la plus basse de la Flandre. Seuls
émergent encore les sommets des anciens Monts des Flandres qui, de l’Ile Kemmel
à l’Ile Cassel en passant par l’Ile de l’Enclus, l’Ile des Cats, etc.,
accueillent désormais les plus aisés des résidents européens, soucieux à la
fois de leur sécurité, et d’échapper aux fortes chaleurs des étés du sud
européen.
[4] La
Terreur (2101-2109) : Période très trouble, durant laquelle les États
utilisèrent les services de plusieurs organisations terroristes afin de réduire
fortement les libertés individuelles tout en maximisant les profits du complexe
militaro-industriel. Après une succession innommable d’attentats, des éléments
de l’Armée, officiers de grades inférieurs d’abord suspectés d’actes
extrêmement barbares de contre-terrorisme, prirent le pouvoir dans plusieurs
pays majeurs en 2109, lors de ce que l’on appela le « Putsch
Sacrilège. » Les libertés individuelles furent presque toutes restaurées
progressivement.
[5] Anvers
(Antwerpen) : La métropole reste soumise aux caprices des marées de la Mer
du Nord qui remontent l’Escaut, malgré les nombreuses écluses sensées la
protéger. Les terres au nord-ouest de la cité sont submergées ou submersibles.
La montée des eaux a chassé dans sa direction, les habitants des polders
néerlandais et du Pays de Waes, causant de lourds problèmes de surpopulation.
[6] Charleroi :
Bien abritée de la montée des eaux par sa situation géographique, Charleroi est
devenue la plus prospère des villes du nord de l’Europe. Très diversifiée, son
économie a encore fortement bénéficié de l’extraordinaire richesse de son
sous-sol, désormais exploité au moyen de nanotechnologies, domaine dans lequel
ses industriels ont acquis un savoir-faire inégalé.