L’Amer de la
Tranquillité
Achille Concarneau
© 2020 by
Achille Concarneau, all rights reserved.
Avertissement : par choix et afin de ne pas
écrire pour le passé, le présent ouvrage a été écrit en tenant compte le
plus possible, des réformes orthographiques proposées en 1990 et avalisées dans
l’entièreté de la francophonie en 2016.
L’Amer de la
Tranquillité
Sometimes it’s the very
people who no one imagines anything of, who do the things that no one can
imagine[1]
À Brigitte Santy
avec toute mon amitié.
L’Amer de la Tranquillité
My arrows are made
of desire,
From [as] far away as Jupiter’s sulphur mines[2]
– Chéri ? Ça fait combien, fifty trillion euro ?
Je distrais un œil intrigué du début particulièrement palpitant de
Goldfinger[3]
qui captivait mon attention jusque là – quand James enlace une danseuse
tropicale mais qu’il repère un malfaisant dans le reflet de ses yeux. Sans
pitié pour les traitresses, il lui fait déguster le coup de matraque à sa place
avant de jeter le voyou dans la baignoire pleine. Dans la foulée et farceur
comme on le sait, il le guérit de ses mauvais plans en balançant dans l’eau
savonneuse, un ventilateur en plein travail. Sans pour autant faire sauter les
fusibles ni se retrouver dans le noir évidemment, on est James Bond ou pas.
– Tu lis le net en anglais ? », fais-je,
interloqué.
Non que cela lui soit pénible, mais avec les facilités que l’on
nous offre depuis bien longtemps, la plupart des gens sont devenus d’une
paresse insigne.
– C’est Intergalactic News », hausse-t-elle les épaules.
« La version française est d’une lenteur épouvantable. Ils font chier,
c’est sûrement de nouveau à cause d’une de leurs fichues réclames.
Je hoche la tête. Cela fait des siècles que les pubs envahissantes
irritent le monde sur les sites d’information. À un point tel qu’une
association de consommateurs a même vu le jour, dans le but de décourager les
gens d’acheter les produits dont la promotion est assurée de manière agressive.
« Mais chéri, répondre à une question par une question, ce
sont des façons de marchand de drones d’occasion. Dès lors, je me permets
d’insister…
En l’absence de revenus publicitaires, le succès ne fut pas
vraiment au rendez-vous, mais c’est l’intention qui compte, prétend-on
communément.
« … How many fucking euros is fifty
trillions, ta
race ? », me lance-t-elle durement, en pimentant sa demande d’un regard
excédé par dessus ses lunettes de protection solaire.
– Cela fait cinquante mille milliards, chérie », me
hâté-je prudemment de couper court aux réflexions que sa remarque avaient
suscitées en moi. « Ou encore, cinquante billions. »
– Waouw », réagit-elle impressionnée avant de m’adresser
un regard perçant dans lequel je décèle plus qu’une pointe d’incrédulité.
« Ne te paie pas ma tête, Sylvain, one billion, ça signifie un
milliard. »
Je pousse un soupir de découragement. Intérieurement, bien sûr car
si je devais ponctuer ainsi une réflexion de ma douce Noëlle, je ne sais pas comment
cela serait interprété. Ou plutôt, j’ai peur de le deviner avec un peu trop
d’acuité.
– C’est parfaitement exact », acquiescé-je. « Mais
one trillion signifie un billion, ou encore mille milliards. »
– De mille sabords », lève-t-elle les yeux aux ciels.
« Entre ce genre de méli-mélo ridicule et les années bi-sexe qui sont
divisibles par quatre sauf 2100 et 2200, il viendra bien un moment où cette
civilisation disparaitra. Et elle ne l’aura pas volé.
Elle soupire, puis secoue la tête.
« Je vais faire du thé », saute-t-elle de son rocking
chair. « En voudras-tu ? »
– Avec plaisir, mon amour », lui lancé-je mon plus beau
sourire. « Mais note que 2300 ne comptera pas non plus trois cent
soixante-six jours : une année bissextile doit être divisible par quatre
mais pas par cent, à moins qu’elle ne soit divisible par quatre cents. Ainsi,
2000 et 2400… »
Je m’interromps brusquement car elle vient de s’arrêter pile, elle
aussi. Elle se retourne vers moi, d’un bloc. Une grimace de mépris lui tord les
lèvres.
– Fiche-moi la paix, Sylvain ! », me
postillonne-t-elle au visage avant de reprendre sa marche rapide en direction
du corps de notre logis. « Je ne sais pas quel tordu il faut être pour
inventer de pareilles idioties », l’entends-je encore maugréer,
« mais si tu le rencontres, fais-lui mes pires compliments. »
Je la regarde quitter la terrasse ensoleillée de notre villa des
Récollets. Elle est restée aussi superbe que dans notre jeunesse, en dépit de
son âge. En fait, elle a toujours représenté une espèce d’archétype de ces
femmes que l’on appelle des canons, et c’est comme si les années qui ont passé
n’avaient eu aucune prise sur son elle. Les seuls défauts que je lui connaisse
sont, dans l’ordre, un caractère quelque peu affirmé, oserais-je dire, un
vocabulaire parfois aux limites de la bienséance – ou plutôt, au delà des
limites en question –, ainsi que des difficultés avec les règles de base de
l’arithmétique. En revanche, elle jouit d’une intelligence aigüe mise au
service d’un sens pratique particulièrement développé et, dois-je vraiment le
répéter ? D’un physique de rêve.
Je lui vote discrètement un petit sourire incrédule. Elle est plus
jeune que moi. Toutefois, vu nos âges respectifs, j’ose considérer qu’ajouter
« mais pas de beaucoup » n’est pas vraiment mentir. Voyons, cela doit
lui faire… bientôt deux cent trente-trois ans, puisque nous voici au printemps
2204, et pas mécontents que l’hiver soit dans notre dos.
Je sursaute, la bouche soudain sèche.
Je jette un coup d’œil angoissé aux ongles de ma main droite, sur
lesquels s’affichent la date et l’heure. Bon sang, le 27 mai ! Demain,
c’est son anniversaire, or je n’ai rien prévu, m’enguirlandé-je avec effroi. Et
aujourd’hui c’est dimanche, bien le bonjour pour trouver une quelconque
boutique ouverte. Je pourrais commander une babiole en vitesse via le net, mais
sur nos iles, les livraisons sont souvent effectuées en fonction d’horaires
saugrenus… Je déglutis avec difficulté. Une seule conclusion s’impose à mon
esprit : je suis vraiment le roi des téméraires.
– Cet enfoiré de toubib m’a de nouveau cassé les
ovaires », me révèle-t-elle en arrêtant à portée de main, le petit drone
sous lequel elle a placé ma tasse de thé.
Depuis d’anciennes opérations au dos qu’elle a dû subir, ma chère
épouse est sous surveillance médicale constante. Je lui ai déjà signalé à
plusieurs reprises qu’elle pourrait désormais s’en passer, d’autant plus que le
clonage dont elle est le fruit a supprimé toutes les traces de ses vieux maux.
Ce fut à chaque fois pour m’attirer un haussement d’épaules : « Il me
crame mon oxygène mais quelque part, s’il m’arrive quoi que ce soit, ce sera sa
faute et il ne pourra faire autrement que la réparer. »
Vu sous cet angle, évidemment…
– Qu’a-t-il trouvé à te reprocher cette fois ? »,
lui demandé-je, amusé.
– Bah, des conneries, comme d’hab.
Un “Hum” choqué nous parvient du système vocal en trois dimensions
dont notre domaine est équipé.
Elle secoue lentement la tête de gauche à droite…
« Vous ne devriez pas faire le thé vous-même, Noëlle »,
imite-t-elle comiquement la voix nasillarde de son médecin. « Ainsi que
vous le savez vous-même, vous avez tendance à le faire trop fort et trop sucré
alors que Siegfried est programmé pour vous soulager avantageusement de ces
tâches ménagères.
Siegfried est un robot que je lui ai offert il y a quelques mois,
peu avant que je ne doive partir m’acquitter de… Enfin, peu avant que je ne
doive m’absenter pour une certaine durée. Androïde de la version 10.0, il a été
assemblé dans une usine allemande, ce qui explique qu’il s’acquitte à la
perfection de tout ce qu’elle lui demande, même si elle se plaint qu’il lui
arrive de manquer de fantaisie. Grâce à mes relations, j’ai réussi à le faire
équiper du Service Pack 4, un ensemble de fonctions militaires de haut de gamme
qui en font de plus, un redoutable chien de garde. Et ce, sans que l’on ne lui
installe le Service Pack 3 au préalable, parce que cette trouvaille-là… Pour
faire court, disons que je considère que des gens de bien comme Noëlle et moi,
pouvons nous en passer.
« De surcroit, vous venez de passer une heure, trente-deux
minutes et dix-huit secondes au soleil », poursuit-elle sur le ton
pontifiant de son rebouteux. « Et c’est bien trop pour ce qui est
recommandable étant donné le type d’épiderme dont vous êtes euh…
Un ombre lui parcourt le visage tandis qu’elle fronce brièvement
les sourcils.
« Enfin, pour ma peau, quoi, parce que je ne reviens plus sur
le machin à deux euros cinquante dont il s’est gargarisé »,
retrouve-t-elle son propre timbre. « Sans blague », soupire-t-elle.
« S’il croit qu’à mon âge, je ne sais pas encore si je suis en train de me
prendre un coup de soleil ou pas, c’est que c’est vraiment le dernier des
demeurés. »
Passant outre l’inévitable “Hum” qui ponctue sa dernière
réflexion, je saute sur l’occasion qu’elle vient de me présenter.
– En parlant de ton âge, chérie », fais-je un peu
hypocritement. « J’ai eu beau me creuser les méninges depuis quinze jours,
je n’ai pas réussi à dégoter quelque chose d’original pour ton anniversaire.
Dès lors… »
– Dès lors ? », reprend-elle en me gratifiant d’un
sourire éblouissant de reconnaissance – indice qu’elle n’a pas oublié qu’il y a
un an d’ici, j’avais été la victime d’un coupable moment de distraction.
– Dès lors, je me demandais si…
– Si une soirée dans un bon restaurant en tête à tête avec
l’homme de ma vie me ferait plaisir ? ». Elle accueille mon timide
hochement de tête avec un soupçon d’ironie. « Ce n’est pas non plus d’une
grande originalité, chéri, mais c’est avec un énorme oui que je suis d’ores et
déjà impatiente de voir demain arriver. Et pourtant », poursuit-elle à
mi-voix, « Dieu sait si on se passerait bien de voir cette horreur de
compteur tourner à une vitesse de dératé.
Je me laisse envahir par un bien plaisant sentiment de
soulagement. Bref, où en étions-nous ? Ah oui, James va bientôt débusquer
Jill, la petite mignonne qui, de sa terrasse, aide Goldfinger à tricher aux
cartes. Malheureusement, Noëlle n’entend pas me laisser me replonger si vite
dans les aventures échevelées de mon héros favori.
« Pour que mon bonheur soit complet, mon cœur… », se
fait-elle câline. « Tu me laisseras piloter le drone que nous louerons
pour nous rendre au restaurant ? »
Je baisse les yeux. Je me retiens in extremis de lui faire
remarquer que l’endroit que j’ai en tête dispose d’un terminal du réseau où il
nous serait facile de parvenir en moins d’une minute. L’histoire de ma vie m’a
appris que mon incurie aurait nécessairement un prix. Je me résigne à le payer.
Je hoche la tête en tentant de donner une allure convenable à mon sourire un
peu crispé.
ù
Il serait largement exagéré de dire que j’arbore une mine
resplendissante quand, après un atterrissage que je qualifierais poliment de
ric-rac, Noëlle coupe enfin les moteurs de notre drone à proximité immédiate de
« La Truffe du Patron ». Non que ma tendre moitié pilote mal – à
preuve, elle n’a jamais eu d’accident –, mais elle a une tendance fâcheuse à
considérer ces engins comme des jouets qu’elle s’autorise à manipuler avec la
plus grande désinvolture. Quoi qu’il en soit, nous sommes arrivés. Un peu
secoués, mais à bon port. Et sous l’œil ravi du tenancier de l’endroit, qui
nous accueille avec toute l’amabilité que se doit de montrer un professionnel
digne de ce nom.
– C’est mon amie Églantine qui nous a recommandé votre
établissement », lui précise Noëlle après les salutations d’usage.
« Vous savez, la grande brune qui habite l’Ile Noire. »
Une ombre de perplexité traverse le visage du type, ce qui ne
l’empêche pas de lui lâcher un « Certainement, madame, une de nos
meilleures clientes » qui en vérité, ne lui coûte pas trop cher. Histoire
probablement de m’attirer derechef toute sa sympathie, Noëlle poursuit en
n’oubliant pas de lui signaler que j’avais prévu initialement d’aller fêter son
anniversaire aux Trois Dindes.
– Monsieur a du goût », apprécie-t-il sans pouvoir se
passer d’ajouter un zeste de mépris à son sourire commercial. « Considérez
que nous mettrons tout en œuvre pour qu’il n’éprouve aucun regret de s’être
laissé convaincre. »
Acceptons-en l’augure. Je lui ai examiné l’appendice nasal à la
dérobée, sans pour autant rien lui trouver de particulier. Je me retiens
toutefois de lui poser la question qui me hante à propos du nom de son restaurant,
estimant judicieux de la reporter à plus tard – quand j’aurai eu droit à mon
addition. À peine Noëlle a-t-elle fait deux pas dans la salle principale,
qu’elle se retourne vers lui.
– Quel endroit absolument ravissant », le
complimente-t-elle.
– Je me suis référé à une série de vieilles photos que
possédait un de mes ancêtres afin de conférer un look “Vieux Bruxelles” à
l’intérieur du restaurant », se rengorge-t-il. « Les banquettes, par
exemple, furent réalisées en hêtre sauvage, sur base d’une copie de celles qui
équipaient les tramways du temps où selon Jacques Brel[4],
Bruxelles chantait. »
J’étais gamin à l’époque. En revanche, je me souviens parfaitement
de ce à quoi on avait droit dans le Train des Permissionnaires Journaliers de
mon service militaire. Et des douleurs aux fesses que ces inconfortables
vieilleries nous occasionnaient. C’est donc avec une lenteur prudente que je
m’installe.
– C’est joli et stylé mais c’est un peu dur au cul »,
constate d’ailleurs mon épouse.
L’imitation réalisée est parfaitement conforme à la version qui
reçut les honneurs de mon fondement dans ma jeunesse, dois-je bien reconnaitre.
« Je me souviens plus ou moins des trams dont ce déplaisant
snobinard a parlé », ne cache-t-elle pas un certain scepticisme.
« Mais pas qu’on n’y avait droit qu’à des banquettes de bois. »
– Moi non plus. Toutefois dans les trains, c’était bien le
cas. Quand ils ont supprimé la troisième classe, ils se sont contentés de
peindre un grand 2 sur les 3 qui ornaient les wagons concernés. Cela leur a
permis d’augmenter leurs tarifs sans trop dépenser.
– Sans rire ? Je devais sûrement encore porter des
couches, pour autant que je sois déjà de ce monde de radins.
Elle a geste de la main, comme pour dire que tout cela n’est que
de peu d’intérêt – ce en quoi je ne peux lui donner tort.
« On se prend un apéro ? », me sourit-elle, à
nouveau radieuse.
Je hoche la tête en lui faisant un clin d’œil. Une grande follette[5]
posée face à moi figure le joli dessin ondoyant d’un napperon de fine dentelle.
Tout en bas, j’avise les entêtes de la carte. J’effleure un pictogramme
représentant un verre sur pied.
« Ce sont les vins, ça, chéri », m’indique Noëlle en me
désignant un écran holographique qui vient de se mettre à planer à côté de
nous.
– Ah oui, euh, désolé…
J’observe la poutre de menus avec un peu plus d’attention.
« Voilà », triomphé-je en passant l’index sur un autre
dessin me paraissant plus adéquat.
– Décidément, Sylvain », secoue-t-elle la tête tandis
que se déroule devant nos yeux, la liste des digestifs.
Confus, je la laisse prendre l’initiative : elle s’y retrouve
nettement plus facilement que moi dans la série des graphes et émoticônes dont
on nous inonde. Pour ma part, je reste très dubitatif devant le fait que l’on
ait abandonné petit à petit la communication écrite traditionnelle « pour
plus de clarté », comme on a osé prétendre : du temps où tout le
monde savait lire et où de nombreuses personnes parlaient plusieurs langues, on
se comprenait plus facilement.
Nous passons une soirée agréable. S’il est vrai que mon épouse
comme moi-même, sommes de temps à autre dans l’obligation de changer notre
manière de rester assis, la nourriture acheminée par des petits drones
représentant l’Atomium, est délicieuse. Toutefois, nous venons seulement de
terminer notre entrée – un sublime gratin de porcellions[6]
de Sibérie au caviar de cucarachas mexicaines et pleurotes naines de Papouasie
– quand Noëlle m’apostrophe.
– Bordel, tu lui as donné rendez-vous, ducon ? »,
me demande-t-elle hargneusement.
Je lève la tête, interloqué. Visiblement au bord de la crise de
rage, elle fixe un point derrière moi. Une voix aux accents affectés que
j’aurais préféré ne plus jamais devoir entendre, retentit dans la salle par
delà le brouhaha des conversations, m’enlevant toute envie de me retourner.
Je pique du nez dans mon assiette comme un affamé. Ce qui ne me
donne vraisemblablement pas un air trop équilibré vu que je l’ai déjà vidée.
– Ça par exemple, quelle surprise ! », s’écrie
Mahieux[7],
en m’apercevant.
Ma ruse n’aura pas tenu le coup bien longtemps.
« Ainsi que madame Stobordima », en remet-il une couche.
– Bonsoir commandant », grogne Noëlle, le visage fermé,
les lèvres pincées. « Mon mari et moi-même sommes ici par hasard, afin de
fêter mon anniversaire en couple », lui précise-t-elle, un peu comme si
elle lui disait « Allez donc ennuyer quelqu’un d’autre, le jour où nous
aurons envie de votre compagnie (c’est-à-dire jamais), nous vous appellerons. »
– Quelle heureuse coïncidence », commente-t-il sans
paraitre se formaliser de l’amabilité toute relative avec laquelle elle a salué
son arrivée.
« Voyez-vous, Sylvain », se tourne-t-il vers moi,
« Je vous dois quelques excuses pour la manière de laquelle s’est clôturée
notre dernière entrevue. J’avais quelque peu les nerfs à vif, suite à l’échec
de l’expérience aussi ridicule qu’aventureuse dans laquelle je m’étais laissé
embarquer à mon corps défendant.
Il n’avait jamais essayé que de s’approprier un énorme marché
destiné à une société qui m’avait sauvé de la banqueroute et pour laquelle
j’avais travaillé comme un damné. Mais à l’en croire donc, il s’était laissé embarquer.
« Permettez-moi donc de vous offrir les digestifs que vous
commanderez en fin de repas », poursuit-il en adressant un sourire fat à
Noëlle. « Et rassurez-vous quant à votre tête-à-tête d’amoureux : moi
aussi je dîne en couple ce soir. »
Il jette un rapide coup d’œil à une étincelante Audemars Piguet
“Royal Oak Squelette” en or rose qui lui orne le poignet – quand il est de
sortie, il n’est sûrement pas trop du style à se laquer les ongles pour savoir
l’heure qu’il est – avant de s’éclipser sur un « Je suis un peu en avance,
elle ne devrait pas tarder » dont le ton me met mal à l’aise sans que je
puisse me représenter pour quel motif.
Je regarde sa longue silhouette s’éloigner en direction des tables
du fond. Surtout pour m’assurer qu’il n’opère pas un demi-tour surprise.
– Tu es vraiment un pauvre type, Sylvain », me lâche
Noëlle quand le bruit des talons des Louboutin Hommes à deux cent mille euros
de Mahieux a suffisamment décru à son goût. « Quel besoin avais-tu d’aller
raconter à tout le monde que nous venions fêter mon anniversaire à La Truffe du
Patron ? »
Je la regarde droit dans les yeux. Elle devine toujours très vite
quand je mens. Donc, elle doit savoir tout aussi rapidement si je dis la
vérité.
– Je n’ai parlé à personne de notre soirée – de ta soirée, irais-je même jusqu’à
dire », la détrompé-je d’une voix ferme, qu’elle sache bien que je ne
badine pas avec le respect que j’éprouve à son égard. « Et quand même bien
même l’aurais-je fait, permets-moi de te rappeler que j’avais dans l’idée de
t’emmener manger aux Trois Dindes. Et que j’ai cru que c’est là que nous irions
jusqu’au moment où nous avons pris place dans le drone et que tu… »
– Alors là, bravo », me coupe-t-elle férocement la
parole. « Continue dans cette voie, et accuse-moi carrément d’avoir
moi-même signalé à cet enculé que nous viendrions ici. »
Je ne sais pas comment elle parvient toujours à tout me mettre sur
le dos. Je bats en retraite précipitamment.
– Je ne t’accuse de rien du tout, mon amour »,
m’essayé-je à la calmer. « Mais peut-être que ton amie… »
– Églantine et son mari sont des gens corrects »,
tranche-t-elle péremptoirement. « Ils ne comptent certainement pas des
barbouzes parmi leurs fréquentations. Non plus d’ailleurs que des grosses putes
comme le plus pur exemple de la parfaite chaudasse que je viens d’apercevoir à
l’entrée.
Je tressaille. Je résiste toutefois à la tentation de me
retourner : elle ne manquerait pas de me faire remarquer sur un ton
particulièrement acide qu’il suffit qu’elle me signale l’apparition d’une femme
séduisante pour me faire réagir. Malgré quoi, je ne peux m’empêcher de jeter un
bref coup d’œil au popotin de celle qui passe à côté de notre table comme si
nous n’existions pas. Et je bénis l’idée qu’a eue le tenancier de La Truffe du
Patron, de pourvoir son établissement de banquettes : si j’avais été assis
sur une chaise, j’en serais tombé. Et lourdement.
Mon regard n’a pas échappé à Noëlle.
« Tu vois le genre de poufiasse », lance-t-elle,
dédaigneuse, avant de changer brusquement de ton, se rendant compte de ma
surprise.
« Ma parole, mais tu la connais », m’accuse-t-elle
agressivement. « Ou du moins, tu connais son cul. »
– M… Moi ?
– Évidemment, toi ! Pas le pape Rigobert II !
J’évite de lui faire remarquer que le Saint-Père actuel n’est plus
celui qu’elle nomme, mais Jean-Paul VIII : le moment ne me paraitrait
guère adéquat.
– Chérie, je t’en supplie », m’évertué-je à endiguer à
l’avance, l’ouragan qui menace de me détruire encore plus sûrement que si on
m’avait pointé un laser portable d’un kilowatt au milieu du front.
– Mais enfin, Sylvain ! Regarde-toi : tu es blême
et tes mains tremblent comme si tu étais atteint de la maladie d’Alzheimer.
– Parkinson », rectifié-je dans un réflexe. Je me mords
sur la langue, mais trop tard…
– Quoi ? », se dresse-t-elle, furieuse.
– La maladie d’Alzheimer concernait des troubles de la
mémoire », tenté-je vaille que vaille de faire dévier la conversation.
« À l’opposé, celle de… »
– On s’en fout », m’interrompt-elle. « Et d’autant
plus que ces crasses appartiennent au passé. Mais dis-moi, mon chéri », se
fait-elle subitement dangereusement doucereuse. « Qui donc est cette
salope et comment la connais-tu ? »
Si je lui dis la vérité, elle va me planter sa fourchette dans un
œil. Pour autant que j’aie de la chance avec l’autre. Je cherche de tous mes
neurones à trouver un mensonge qui puisse passer la rampe de sa sagacité.
– Ma foi », lâché-je laborieusement afin de gagner
quelques précieux dixièmes de seconde.
– Ta foi ? Ne parlons pas des absents. Et abandonne
l’idée ridicule d’essayer de me lanterner. Pour la dernière fois, Sylvain, qui
est cette pute ?
Un rapide tour d’horizon me permet de juger la situation comme
désespérée. À mon estime cependant, elle pourrait encore empirer.
– Ce n’est pas une pute », me jeté-je à l’eau avec le
secret espoir qu’elle ne sera ni trop glacée ni trop bouillante. « Ni même
une femme. »
– Non bien sûr, chéri », semble soudain beaucoup
s’amuser ma tendre épouse. « Et moi, je suis un cheval. »
– Je t’assure, lumière de ma vie…
L’évidence parait la frapper comme la foudre si elle s’était
promenée nonchalamment au milieu d’un champ par temps d’orage.
– C’est une androïde ? », laisse-t-elle tomber ses
couverts sur le marbre de la table tandis que je hoche la tête honteusement
sous la chape de culpabilité qui m’accable.
Elle me fixe, stupéfaite.
« Putain, c’est ton
androïde, Sylvain ? »
– Oui », confirmé-je dans un souffle.
– Je ne te crois pas », s’essaie-t-elle malgré tout à
nier l’écrasante évidence. « Si c’était ton robot, elle nous aurait au
moins salués à son entrée ».
Elle sous-estime les capacités réactives de Marie-Béatrice.
– Elle a probablement voulu éviter un esclandre en me voyant
en ta compagnie.
– Un esclandre parce que tu dînes avec ton
épouse ? », sourcille-t-elle.
– Non, mais enfin, je… On sait comment peuvent réagir les
femmes, et…
– Insinuerais-tu que je serais jalouse d’une machine ?
– Pas le moins du monde, chérie, je t’assure !
Décidément, la ligne blanche sur laquelle je marche est bien
étroite. Et elle est bordée d’une part, d’un fossé plein de crocodiles, de
piranhas et de murènes, et de l’autre, d’un abîme interminable au fond duquel
se dressent de longues piques dont les pointes sont enduites de curare. Noëlle
inspire fortement puis pose les mains à plat sur la table, le front plissé.
– Comme quoi tu es un con », finit-elle par desserrer
les lèvres. « En trois lettres comme dans Charlie, Oscar, November. Et moi
je suis une idiote, ce qui fait qu’en définitive, nous sommes plutôt bien
assortis. Car la triste vérité est bien que j’éprouve un sentiment de jalousie
à son égard.
Un voile de chagrin lui assombrit le visage.
« Sois honnête avec moi, Sylvain. Tu l’as baisée combien de
fois ? »
– Aucune », me récrié-je en réprimant la satisfaction
que l’on ressent quand on n’est pas obligé de mentir lamentablement. « Je
ne l’ai jamais touchée, je te le jure. »
– Mouais… Pourtant, elle est équipée du Service Pack 3, cela
se voit comme le nez au milieu du visage. Tu n’as pas osé ?
– Chérie ! », hoqueté-je. « Tu as le droit me
prendre pour le dernier des benêts. Mais de là à t’imaginer que je pourrais
être intimidé par une androïde m’appartenant, il y a un pas énorme, et je suis
très déçu que tu aies cru bon de le franchir. »
Elle secoue la tête, puis reste silencieuse quelques secondes.
– Admettons », lâche-t-elle en définitive. « Il
reste toutefois à savoir ce que ton robot vient faire dans ce
restaurant. »
Oui, en effet, et c’est quelque chose qui me tracasse aussi.
– Elle est affranchie », lui signalé-je. « Elle a
donc le droit d’agir comme elle en a envie. Elle est restée ma propriété par loyauté
envers moi, mais c’est purement formel : en tant que vice-présidente de
Miléthika qui, je te le rappelle, est entre autres, la plus importante société
paramilitaire du monde, elle a bien plus de comptes à rendre à son actionnariat
qu’à moi. »
– Misère que tu es chiant, Sylvain », soupire-t-elle.
« Tu as une manière parfaitement exaspérante de répondre à côté des
questions que je te pose. Je te faisais remarquer qu’un robot s’alimente par
définition, à une source d’énergie électrique. Et que donc, ta Marie-Béatrice
n’en a rien à foutre de se remplir la panse.
« Bien au contraire », ajoute-t-elle dans une grimace
dégoûtée. « Car ça doit l’alourdir pour rien, et après… »
Je l’interromps d’urgence : Noëlle a toujours été très nature, mais développer ce genre de
considérations en plein repas, bon sang !
– Bien sûr, mon amour. Toutefois, on ne fait pas que manger
dans un restaurant. On parle aussi… Or, pour autant que j’aie bien vu, elle a
pris place à la table de Mahieux.
– À la table de Mahieux, voyez-vous ça », répète-t-elle,
songeuse. Elle lève un regard incrédule vers moi. « Donc, c’est d’elle
qu’il parlait quand il disait dîner en couple. Il la baise, lui ? »
– Je ne sais pas, chérie.
J’espère bien que non, franchement, que diable trouverait-elle à
ce hobereau cupide, radin et paradeur, plus égocentrique encore que tous les
nombrils de l’univers ?
Rejetant sur la table sa serviette autonettoyante de dentelle de
Bruges, Noëlle se lève. Résolument, comme si elle venait de prendre une
décision à même de changer la face du monde.
– Envoie-moi un signal s’ils nous apportent le plat de
résistance avant que je ne sois revenue des toilettes.
J’ai à peine le temps de la voir filer en direction du fond de la
salle. Je suis interloqué, pour le moins. Tout d’abord, Noëlle a horreur de me
voir « encombrer son réseau », comme elle dit, avec des petits
messages comme ceux que j’adorerais lui adresser à n’importe quelle heure du
jour et de la nuit. Ensuite, le rendez-vous entre Marie-Béatrice et Mahieux me
perturbe. Il n’y a pas si longtemps, ils figuraient l’un et l’autre dans des
camps diamétralement opposés. Les voir réunis ne me dit rien qui vaille.
Non que je me méfie d’elle : elle s’est toujours montrée
d’une intégrité et d’une fiabilité irréprochables, et je n’imagine même pas
pour quel motif elle aurait renoncé à ces qualités magnifiques. En revanche,
lui est extrêmement sournois, retors et même brutal : quand Noëlle le
traite de barbouze, elle est dans le vrai, au-delà même de tout ce qu’elle
pourrait imaginer.
En parlant de celle qui illumine mes jours, son revirement ne m’a
surpris qu’à moitié : elle a intégré le fait que je me suis toujours
comporté de manière irréprochable à l’égard de Marie-Béatrice et qu’elle
n’avait dès lors, aucune raison de nous en vouloir. Je la vois revenir vers moi
de sa démarche de reine. J’espère qu’ils ont fait suivre en cuisine : si à
un moment, j’ai eu l’appétit coupé, il a rappliqué au grand galop depuis que
les évènements ont pris une tournure plus agréable. Mais soudain, ma faim se
calme à nouveau : Noëlle s’est arrêtée à la table de Mahieux. Je la vois
échanger quelques mots avec le commandant, puis tendre la main à son invitée.
Ils éclatent de rire – sûrement sur un bon mot un peu salace qu’elle a dû
sortir, si j’en juge à son attitude. Espérons seulement que je n’en suis pas
l’objet.
Elle reprend toutefois rapidement sa progression vers moi,
cependant qu’une suite de bips me signale l’arrivée de plusieurs documents dans
la mémoire tampon d’entrée de mon réseau.
– J’ai pris quelques clichés des follettes éparpillées sur
leur table, chéri », me dit Noëlle à mi-voix en se rasseyant. « J’ai
considéré que je te devais bien ça après la scène que j’ai failli te faire
alors que tu n’étais coupable de rien du tout. »
– Ça par exemple », lui souris-je, subjugué.
« Pourtant, c’est moi qui suis fan de James Bond. »
– Oui… Toutefois, ce n’est pas toi qui as entendu ta copine
parler de cinquante billions quand je suis passée à côté d’eux en te quittant.
– Cinquante billions ? », répété-je, soudain
confus. « Comme le montant dont tu m’as demandé la traduction
hier ? »
– Exactement. Donc je me suis dit qu’il serait intelligent de
ma part, d’activer ponctuellement en direction de mon chip, la dérivation des
influx que mon nerf optique adresse à mon cerveau.
« Mais partiellement, bien sûr », me fait-elle remarquer
avec un petit rire jouette. « Car ils n’auraient pas manqué de trouver
suspect que je devienne subitement aveugle. »
À dire vrai, je n’éprouve pas une envie folle de consulter
immédiatement les documents qu’elle a euh… piratés, pour le dire sans
détour : je crains qu’ils n’aient les capacités de me révéler des
manigances déplaisantes. Et de plus, le drone de service vient de s’arrêter à
notre table. Néanmoins, faire preuve de désintérêt pour ce que Noëlle a fait
pour moi, me paraitrait quand même très grossier.
– À quoi attrayait l’article que tu lisais hier,
chérie ?
– Oh », me renvoie-t-elle négligemment. « Ça
parlait d’un gaz… L’hélium 3, si je me souviens bien. »
Ce n’est pas un gaz à proprement parler : c’est un isotope
non radioactif grâce auquel nous pourrions produire d’énormes quantités
d’énergie au moyen d’usines fonctionnant sur un mode voisin des anciennes
centrales thermonucléaires. Mais sans les risques que cette façon insouciante
de faire impliquait pour la vie sur Terre. Sans non plus, les affreux déchets
que ces ignominies laissaient en cadeau aux générations futures.
– L’hélium 3 », fais-je gravement en redemandant un peu
de gratin de foie gras de cigale au drone. « Il y en a très peu sur la
Terre, car notre planète a de tout temps, été protégée des vents solaires par
ses champs magnétiques. En revanche, sur la Lune… »
– Et sur Jupiter », complète Noëlle avec un sourire
candide. « Tu sais, chéri, on ne raconte pas que des conneries sur
Intergalactic News. Le tout est de savoir faire le tri. »
ù
Nous en sommes approximativement à la moitié de notre plat quand
je vois Marie-Béatrice et le commandant se lever de table.
– Stobordima ! », fait-il semblant de se rappeler
mon existence au moment où il passe à côté de nous.
D’une part, merci de hurler mon nom ainsi : on peut désormais
être certain que seul l’un ou l’autre sourd ignore encore que le “père de la
robotique moderne”, comme disent les journalistes quand ils sont fatigués
d’écrire mon nom, vient de dîner à La Truffe du Patron. De l’autre, son grand
show du distrait absolument navré et qui s’en veut, me laisse avec ma
fourchette en l’air.
« Vraiment désolé vieux, nous devons impérativement nous
éclipser. Les pousse-cafés, ce sera pour une autre fois. »
Je m’étais bien dit que d’un seul coup, il se montrait dépensier.
Je vois Noëlle adresser un regard interrogateur à Marie-Béatrice.
– En espérant que l’on mange aussi bien sur la Lune
qu’ici », réagit cette dernière. « Encore que les nourritures
humaines et moi… »
– Sur la Lune ? », embraie Noëlle. « Ne me
dites pas que vous partez là-bas encore ce soir. »
– Le devoir n’attend pas, malheureusement. Et le Gouvernement
Mondial semble tenir vraiment beaucoup à ce que nous menions à bien sans délai,
le projet lunaire d’implantation du premier datacenter universel.
Au jugé, je tente de donner un petit coup de pied à Noëlle…
Malheureusement, mon 44 ne rencontre que le vide. Ces chaussures autopropulsées
et munies d’un système de détection d’obstacles sont géniales pour se promener,
mais en revanche, elles nuisent à la précision des gestes. Pourtant ce sont des
Trekking Arrows de chez Astro-Shoes. Et de la toute dernière génération,
excusez du peu.
– C’est quoi, ça ? », demande-t-elle comme je
l’avais hélas prévu alors qu’il est indubitablement des entrevues dont tout
être normalement constitué espérerait que les meilleures sont les plus courtes.
J’avais déjà constaté un problème similaire il y a peu, quand
j’avais essayé de jouer au football chaussé de leur modèle précédent, afin de
pallier un certain manque de résistance physique de ma part. J’avais renoncé à
la mi-temps, plus fatigué encore de taper à côté du ballon que si j’avais dû
courir sans aide.
L’air sceptique qu’arbore mon épouse n’échappe évidemment pas à
Marie-Béatrice.
– Eh bien… Toutes les données que nous consultons
régulièrement, tout ce que nous créons au fil du temps et que nous souhaitons
conserver… Il faut bien stocker cela quelque part, n’est-ce pas.
– Ah oui, ces conneries-là.
En fait, on peut rapprocher aisément ces nouvelles chaussures de
la peinture photovoltaïque qui recouvre le cadre de certains vélos et qui sert
à alimenter un petit moteur installé dans le moyeu de la roue arrière. Avant,
on les montait sous la selle mais en les plaçant plus bas, on abaisse le centre
de gravité de la machine, ce qui est nettement plus sécurisant.
– Il y a certainement quelques fadaises et même des inepties
dans le tas », sourit aimablement l’androïde. « Mais si, par exemple,
des personnes comme moi devions être privées d’accès à une série
impressionnante de bases de données gigantesques, nous ne vaudrions plus
grand-chose.
Globalement, il est bon que le sport reste du sport : à quoi
sert-il de faire semblant d’en pratiquer, je vous le demande ! Je ne sais
d’ailleurs pas pourquoi j’ai acheté ces chaussures… Au temps pour moi : à
la réflexion, c’est Noëlle qui me les avait offertes pour fêter la fin des cent
vingt heures de travaux généraux d’intérêt public auxquelles j’avais été
condamné au prétexte ridicule que j’aurais tenté de me suicider… N’importe
quoi, vraiment, et tant sur un plan que sur l’autre : elle a dû se laisser
séduire par l’attrait de la nouveauté.
« De plus, Sylvain serait obligé de regarder en direct les
matchs de foot qu’il affectionne, ce qui ne manquerait pas de lui causer
quelques désagréments puisque rien que ce soir, on disputait une bonne dizaine
de rencontres. »
Noëlle hoche la tête, apparemment, peu convaincue, tandis que je
fronce les sourcils, ayant entendu prononcer mon nom.
– Vous voulez dire qu’il aurait préféré regarder des ahuris
courir derrière un ballon que fêter mon anniversaire dans ce très bel
endroit ?
Ah, l’attrait de la nouveauté ! C’est souvent ce qui motive
les gens. Par exemple, dans ma jeunesse, nous aimions lire – oui, je sais, cela
parait tellement anachronique – des bandes dessinées.
– Oh, certainement pas. Mais pourquoi l’obliger à opérer un
choix ?
Eh bien, je me rappelle que dans l’une d’elles, un savant farfelu
et férocement dur d’oreille, avait inventé des patins à roulettes à moteur[8].
De nos jours, créer ce genre d’engin serait d’une simplicité biblique. Je situe
d’ailleurs parfaitement comment l’alimenter grâce à des chaussettes à
récupération d’énergie. Mais ce serait un nouveau truc qui ne servirait à
rien : nous disposons déjà de tant de moyens de nous déplacer, avec ou
sans efforts, qu’il nous est parfois difficile de sélectionner celui qui
conviendra le mieux.
– Il n’empêche qu’aller monter ce genre de chose sur la Lune,
alors qu’il ne manque certes pas d’espace sur Terre, ne serait-ce que dans les
Marais… Est-ce bien raisonnable ?
Le visage de Marie-Béatrice se ferme quelque peu, même si elle
s’efforce visiblement de continuer à faire preuve d’amabilité.
– Voyons, Noëlle », secoue-t-elle doucement la tête.
« Le commandant Mahieux est l’administrateur du SCRED, tandis que
moi-même, je suis vice-présidente de Miléthika. Vous devinerez aisément que je
ne peux m’étendre sur les motivations du Gouvernement Mondial.
Au reste, des patins motorisés, ce n’est pas ce que l’on pourrait
inventer de plus rassurant. Il en arrivait d’ailleurs des vertes et des pas
mûres à ce savant déjanté – appelé Professeur Tournesol, si ma mémoire ne
me joue pas de tour.
« Je n’ai pas réagi quand vous avez photographié nos
documents tout à l’heure », ajoute-t-elle à mi-voix. « J’ai confiance
en vous autant qu’en Sylvain, et je sais que vous respecterez leur caractère
confidentiel. Vous y trouverez quelques explications par rapport à notre
démarche.
Elle jette un coup d’œil en direction de la porte du restaurant.
« Là-dessus, je vous souhaite de passer une soirée
agréable », termine-t-elle. « Bon appétit à tous les deux. »
– Pourtant j’ai été vachement discrète, je t’assure,
chéri », se désole Noëlle à son départ.
– Je n’en doute pas. Mais c’est une androïde : rien ne
leur échappe.
– Ouais, j’ai déjà dû constater ça avec ce pisse-vinaigre de
Siegfried… C’est parfois profondément pesant. Tu ne pourrais pas faire quelque
chose à ça ?
– Faire régresser mes androïdes ? », lui souris-je.
« Je crains fort qu’il ne soit un peu tard pour envisager ce type de
démarche. Puis de toute façon, c’est plus contraignant pour les autres que pour
nous : jamais ils n’entreprendront quoi que ce soit à notre encontre, je
te le rappelle. »
– Oh, j’adore quand tu te montres cynique, mon amour. Sais-tu
que par moments, il ne te manquerait pas grand-chose pour devenir un bad
boy ?
Fondamentalement, non, je n’étais pas au courant. Et honnêtement,
jamais aucun miroir ne m’a renvoyé une telle image de moi-même. Mais pour en
revenir à ces chaussures, et même si elles sont très confortables, jusqu’à plus
ample informé, j’estime qu’elles ne valent pas le prix qu’elles coûtent. Le
progrès est une chose essentielle pour l’avenir de l’Humanité. Toutefois, s’il
persiste à se décliner de façon si peu convaincante, je suis comme
Noëlle : je ne donne pas cher de la peau de notre civilisation.
On a cessé depuis longtemps de voyager dans l’espace : le
temps que cela prenait, les coûts du matériel et les éventuels problèmes
mécaniques que les astronautes devaient affronter, augmentés des risques
encourus lors de la traversée de la Ceinture de Van Allen[9]
et de ses épouvantables radiations, suffirent à clore le bec aux
traditionnalistes de la Droite Religieuse. Et à leur faire admettre que seul le
clonage individuel pouvait garantir la sécurité de tous. Dès lors, on se
contente désormais d’un processus par lequel on dresse le protocole complet du voyageur – si l’on peut encore dire –
avant de le placer en catalepsie. On expédie le protocole via le réseau
télépathique à l’endroit où il désire se rendre et là, on en crée un clone.
Vêtements et bagages inclus, mais bien sûr, au moyen de protocoles séparés. Si
l’entièreté de l’opération s’est déroulée de façon parfaitement satisfaisante,
l’original humain est détruit par
désintégration afin que chacun ne puisse exister qu’en un seul exemplaire. Les
Égalitaires avaient suggéré de broyer les dépouilles afin qu’elles servent d’aliment
pour animaux domestiques, mais leur pragmatisme en a fait tempêter plus d’un
pour des raisons d’éthique. Ténébreuses, en vérité : qu’y aurait-il donc
bien de sacré, pour reprendre une
terminologie qu’affectionnaient les tribuns de la Droite Religieuse, dans un
exemplaire désaffecté du corps humain ? Enfin soit… On désintègre donc le
machin devenu inutile, ce qui ne manque pas de sel : en dehors des lieux
de départ, les désintégrateurs sont des armes strictement prohibées dans
l’univers tout entier – raison pour laquelle ils sont très recherchés.
Quoi qu’il en soit, si le clone n’est pas conforme à la
description reçue, on recommence l’opération jusqu’à ce qu’il soit correctement
validé. Cela n’empêche pas de temps à autre, que l’on note une légère différence
entre les deux versions, mais habituellement, elle est positive : ainsi
des séquelles indésirables d’accidents ou d’opérations antérieures sont souvent
effacées, ou du moins atténuées.
Pour les androïdes, tout est simplifié : pas question de
catalepsie, bien entendu, et de plus, ils sont porteurs d’un protocole
ultra-détaillé mis à jour en temps réel en fonction des évolutions de leur
apprentissage – de leur cerveau,
ainsi que l’on dit communément –, ce qui permet de les cloner strictement à
l’identique, sans intervention humaine. C’est pourquoi Marie-Béatrice a déjà eu
largement le temps de se familiariser avec tous les règlements particuliers qui
encadrent la vie sur la Lune au moment où le commandant Mahieux prend place à ses
côtés dans la navette à destination de la Zone d’Activité IV, où est installée
l’antenne locale de Miléthika Corporation.
– Première fois que vous venez sur la Lune ? », se
laisse-t-il tomber sur la banquette de cuir synthétique à motifs de camouflage
ocre et jaune sale – on a voulu faire couleur locale, et on aurait mieux fait
de s’en dispenser, note-t-il pour lui-même tout en se disant encore qu’il ne
manque que des dessins de cratères de météorites pour que le comble du mauvais
goût soit atteint.
– Oui, commandant. En fait, c’est même la première fois que
je quitte la Terre. Et vous ?
– Nous sommes dans le même cas, si on excepte une semaine de
vacances de ski passée sur Proxima b il y a trois ans d’ici.
« Deux touristes blancs comme des cachets d’aspirine qui
débarquent au Club Med », glousse-t-il en se carrant du mieux qu’il le
peut sur son siège.
– Parlez pour vous.
– Ah oui, c’est vrai », admet Mahieux en paraissant
seulement s’apercevoir de la jolie couleur chocolat de l’épiderme de
l’androïde. « Excusez-moi ! Franchement, ne voyez pas de mauvaise
intention de ma part dans l’emploi de cette expression vieillotte. »
– Je n’y pensais même pas », sourit Marie-Béatrice, tout
en se disant que m’as-tu vu comme il l’est, il ne serait pas étonnant qu’un fond
de racisme primaire traine en lui.
– Je me suis laissé dire que les lois ici sont quelque peu
plus strictes que sur Terre », fait-il après avoir jeté un coup d’œil
dédaigneux au paysage aride et dévasté qui défile le long des parois de verre
renforcé du tube emprunté par leur véhicule.
– C’est le moins que l’on puisse dire, en effet. Ils ont
d’ailleurs édité une follette à ce sujet.
– Eh bien, lisez-la-moi, cela me fera passer le temps.
Marie-Béatrice lui jette un regard de biais. L’issue des
négociations dont l’a chargée Zacharie Schmidt-O’Toole, CEO de Miléthika, est
évidemment d’un poids financier important mais il ne faudrait pas que pour
autant, ce vieux beau s’estime en droit de se conduire avec elle comme si elle
faisait partie de son personnel domestique. Elle estime dès lors le moment
adéquat pour utiliser sans filtre aucun, le logiciel basique de speech to text
qui l’équipe : vu l’attitude de Mahieux, elle ne situe pas à quel motif
elle devrait se fatiguer.
– Bienvenue sur la Lune », entame-t-elle, non sans avoir
marqué un silence de plusieurs secondes afin de lui signifier ses réticences. « Ainsi
que l’on vous l’a déjà certainement signalé, l’usage et la possession de tout
engin ou appareil destiné à faire du feu ou qui modifierait, serait-ce même
partiellement et ponctuellement, la température de l’atmosphère sont
strictement interdits. Les fumeurs peuvent s’adresser au Centre de Traitement
des Accoutumances, une division du Centre Sani… »
– Je m’en fous, je ne fume pas », l’interrompt-il
sèchement. « Passez. »
Elle résiste difficilement à l’envie de l’envoyer sur les roses.
– Nous vous rappelons que nous vivons
sous un bouclier étanche de verre extrêmement résistant, sous lequel une
pression et une gravité comparables à celles régnant sur Terre sont maintenues
en permanence. Des dispositifs particulièrement performants incluant la
présence de nano-robots sont perpétuellement en alerte afin de réparer au plus
vite le moindre dégât qui serait occasionné à notre bulle par un mouvement
sismique quelconque ou par la chute d’une météorite.
« Il est toutefois apparu comme
inconcevable au Peuple Sélénite, que de tels dégâts puissent être infligés à
notre environnement vital de l’intérieur-même de la bulle. En conséquence,
quelles qu’elles soient, mais en particulier si elles sont destinées à envoyer
des projectiles, les armes sont absolument interdites sur la Lune.
« Une personne trouvée en possession
d’une arme à feu est passible de lourdes sanctions pouvant aller jusqu’au
bannissement en cas de récidive ».
– Qu’entendent-ils par bannissement ? »,
sursaute-t-il.
– Oh, ils expliquent cela plus bas », répond-elle
négligemment. « Ils vous amènent à un sas de sortie de la bulle et vous
souhaitent bonne chance ».
– Doux Jésus, cela équivaut à une peine de mort, ça.
– Pour les humains, oui, en effet. C’est d’ailleurs
l’argumentation fondatrice d’une procédure pour châtiment cruel et inique
toujours en cours auprès du Tribunal des Peuples de Lhassa.
« Cruel, on comprend facilement pourquoi, et inique parce que
les androïdes ne meurent pas d’une telle sanction », précise-t-elle.
« Il existe d’ailleurs une communauté de robots qui survivent en bordure
de la Mer de la Fécondité. Ils extraient des gemmes d’olivine – des péridots,
comme on dit – du basalte dont le sol local est fait. Ils les taillent puis les
revendent aux Sélénites. »
– Contre du matériel photovoltaïque, oui, j’avais lu un truc
à ce sujet sur euh… enfin, quelque part.
Lui aussi s’abreuve à la feuille à scandales qu’est Intergalactic
News, s’amuse-t-elle en son for intérieur.
– Seuls certains insectes sont les
bienvenus sous notre bulle protectrice », reprend-elle. « Et encore, en
quantités règlementées. Si vous deviez vous apercevoir que vous êtes porteur de
larves quelconques et qu’elles n’auraient pas été éliminées au clonage dont
vous êtes le fruit, veuillez vous rendre d’urgence au Centre Sanitaire, Zone
d’Activité I, Voie 2, Tranquility City.
« Comme vous le constaterez, chaque
parcelle de sol des zones habitables, est plantée de végétaux. Ces derniers
sont indispensables en vue de nous aider à compenser la faible teneur en
oxygène (O2) de l’atmosphère lunaire. Nous vous demandons dès lors,
de… »
– De les respecter et bla-bla-bla », soupire-t-il.
« Comme si on était là pour cueillir des pâquerettes. Il n’y a vraiment
rien d’intéressant dans leur truc ? »
– C’est d’une platitude achevée », convient-elle.
« Du moins, si l’on excepte les sanctions infligées aux
contrevenants. »
– Comme par exemple ? », lâche-t-il distraitement,
les yeux fixés sur ce qu’il présume être une exploitation minière.
– Nous avons déjà parlé du bannissement. Mais il y a aussi
des peines de travail à exécuter dans des mines situées sur la face cachée[10].
– Décidément, ils font dans le hard pour ceux qui ne marchent
pas droit », sursaute-t-il en se tournant vers elle.
– En effet. Et là, la machine que je suis ne serait pas mieux
lotie que les humains.
– Tant mieux », hoche-t-il la tête. « Enfin… Ce
serait regrettable pour vous, voulais-je dire.
Il toussote, mis mal à l’aise par la façon désinvolte de laquelle
il vient de lui dévoiler son mépris pour les androïdes. Il se hâte de leur
trouver un autre sujet de conversation.
« Bref, les tapas de tout à l’heure sont largement digérés, vous
ferais-je remarquer. Trouvez-nous un restaurant digne de ce nom, puis allons
nous reposer : la journée de demain sera chargée. »
– Il n’y a pas là, de quoi hésiter longuement »,
éclate-t-elle de rire, pas mécontente de le décevoir. « Tout ce à quoi vous
aurez droit, c’est à la chaine de restauration rapide Vegs4All. »
– Sans blague ? Il n’y a rien d’autre dans ce
trou ?
– Rien », lui confirme-t-elle, ravie. « La junte
militaire a négocié avec Cosmic Food, une exclusivité dans toutes les zones
ouvertes aux humains. Ajoutons à cela que la consommation de tout produit
d’origine animale est interdite sur la Lune.
« On comprend pourquoi », savoure-t-elle la perspective
de le voir aux prises avec un hamburger de purée de pois chiches garni de
frites taillées dans des betteraves modifiées génétiquement. « D’une part,
ils ne tolèrent la présence d’insectes que dans la mesure où ils aident à la
pollinisation de leurs plantes. De l’autre, on n’imagine même pas qu’ils
envisageraient une seule seconde que des mammifères de boucherie dévorent leurs
sacrosaints végétaux, ou que des poissons troublent leur précieuse eau.
« Comme par ailleurs, ils se refusent à importer autre chose
que des textiles protecteurs et du matériel lourd pour leurs mines afin de
préserver leur indépendance économique… »
– Super », grimace-t-il. « En résumé, c’est l’URSS
du XXème siècle sans même la vodka. Je sens que je vais me
plaire. »
ù
– Tu y crois, toi ?
Je m’efforce d’adopter un ton ferme, comme il sied à scientifique
de renommée mondiale doublé d’un homme de décision.
– Bien sûr, chérie », lui répliqué-je d’une voix mâle.
L’instant est crucial et montre à quel point il est souvent vital
de parvenir à irriter l’ennemi afin de le pousser à se dévoiler ou à se
comporter de façon irréfléchie. James est en pleine partie de golf contre
Goldfinger. Il va bientôt échanger la balle de ce dernier contre une autre
qu’il a trouvée sur le parcours, dans l’idée de pouvoir éventuellement
l’accuser de tricherie.
– Pas moi.
Franchement, c’est le genre de tour de passe-passe auquel je
n’oserais jamais me livrer. Imaginez un instant que l’autre, ou pis, son
terrifiant acolyte, s’en aperçoive : cela ne manquerait pas de déclencher
un scandale qui jetterait sur James, une ombre d’opprobre dont il aurait les
pires difficultés à se défaire un jour.
« Ils nous ont raconté n’importe quoi !
Clac, c’est fait. Les deux autres n’y ont vu que du feu, mais le
caddie de James lui adresse un sourire entendu. Le golf est un sport qui ne m’a
jamais attiré : une partie ne manque certes pas de suspense, mais pour
l’adrénaline, on repassera. Que l’on ne se méprenne pas : je ne suis pas
de ceux qui méprisent ce qu’ils appellent dédaigneusement “une aimable
promenade de santé d’une dizaine de kilomètres” – passant négligemment sur la
concentration dont il convient de faire preuve au moment du putting, par
exemple.
« Je suis sûre qu’ils n’utilisent ce datacenter que comme un
écran de fumée pour masquer ce qu’ils vont vraiment faire sur la Lune. »
– Tu penses, chérie ?
Simplement, il s’agit là d’une activité sportive qui ne convient
pas à mon tempérament. Je préfère de loin, par exemple, l’amitié virile des
rugbymen qui se rentrent franchement dans le gras avant de boire des bières
ensemble, ou le stress libérateur qui se dégage d’une partie de football.
– Ne te fous pas de ma gueule, Sylvain ! »,
tonne-t-elle.
Je sursaute.
– Loin de moi cette idée, mon amour », levé-je la tête.
– Putain, quand tu es dans tes films à la noix, il n’y a
vraiment rien à tirer de toi », soupire-t-elle.
Je la regarde, honteux comme un adolescent pré-pubère pris l’œil
rivé au trou de la serrure de la salle de bains familiale. Je déglutis.
– Écoute, chérie », décidé-je de mettre James en pause.
« Je suis retraité désormais. J’ai apporté ce que je pouvais à l’Humanité
et quelque part, elle me l’a rendu et continuera de me le rendre de telle façon
que nous ne manquions jamais de rien. Dès lors, on peut encore bien me mentir
ou me cacher tout ce que l’on veut : je n’ai plus rien à gagner ni à
perdre des éventuelles manigances du monde. Tout ce qui m’importe, c’est que
l’on me fiche une paix royale et que l’on me laisse passer mon temps à me
distraire, à m’amuser et à faire du sport de manière que je puisse poursuivre
en bonne santé, ce qu’il me reste de vie.
« Sérieusement, tu me verrais recommencer à m’échiner à
entamer de nouvelles recherches dans la base de Dulce, à cinquante mètres sous
terre alors qu’ici, je peux lire, te parler ou regarder des films en plein air
sur mes lunettes stéréoscopiques ?
« Quand je pense que j’ai risqué ma peau afin de tenter de
découvrir des vérités dont l’univers tout entier s’est soucié comme d’une
guigne, et que pour toute récompense, on me gratifia d’une peine d’intérêt
général dans les écuries de la Force Conjointe, je n’ai que deux mots à la
bouche : non merci. »
Elle hausse les épaules.
– Je l’avais dit à ma mère avant de t’épouser »,
fait-elle, une grimace amère à la bouche. « Ce qui m’emmerde vraiment chez
lui c’est qu’il est pantouflard.
Pantouflard, moi ! Alors que durant la Terreur, j’ai mené des
actions héroïques contre des fanatiques qui voulaient empoisonner les
réservoirs de châteaux d’eau ou qui avaient pour plan de faire sauter des
barrages au mépris de la vie de ceux qui vivaient en contrebas… Bon, d’accord,
il y a cent ans d’ici, mais malgré tout.
Pour le surplus, il n’y a que quelques mois que je me suis fait
fort d’annihiler l’horrible massacre déclenché par des spaçoïdes dévoyés. Je le
lui fais remarquer.
– Ce n’était pas toi, c’était ton clone »,
ricane-t-elle. « Mon enculé de mari. »
– Ah oui ? Et c’était lui aussi, qui a eu le cran de
détruire ces…
– Ta gueule Sylvain ! », réagit-elle violemment.
« Je n’y étais pas mais ta femme m’a tout expliqué, du temps où elle était
encore ta femme. Et ce n’est pas le genre d’info à raconter à n’importe
qui », martèle-t-elle en faisant tourner sa main autour de son oreille
pour me rappeler l’existence du système de sonorisation.
Il vaut mieux que je me taise, en effet : personne ne doit
savoir comment j’ai sauvé toute une partie de la communauté vivant sur Kepler
452b, or le toubib ne rate aucune de nos discussions un peu animées.
« Pour couronner le tout, il ne s’est rien passé, en
définitive », conclut-elle, l’index sur la bouche. « Encore une
chance : si tu as vécu tes cent vingt heures de travaux d’intérêt général
comme un aimable dérivatif, pour ma part je me suis retrouvée seule alors que
je venais à peine de débarquer sur la Terre. Et je n’ai pas vécu ce moment
comme une période enchanteresse, par ta faute. »
Je soupire. Pourquoi les femmes de ma vie – Noëlle et son clone,
qui est désormais ma compagne – éprouvent-elle toujours le besoin de me faire
porter le chapeau pour tout ?
– Explique-moi ce qui te pousse à ne pas croire à cette
histoire de datacenter sur la Lune », lui demandé-je, soucieux de replacer
notre conversation dans un contexte moins inconfortable.
– Cinquante mille milliards d’euros pour des vulgaires
mémoires statiques destinées à stocker des articles de presse, des photos
d’idiots et des séries interminables de “Lol, mdr, excellent”… Faut pas me
prendre pour une conne.
« Je suis sûre qu’ils sont partis afin de mettre en place une
structure qui récupérera de l’hélium 3. »
– Mais non, enfin, chérie », la détrompé-je. « Si
c’était pour ce genre de mission scientifique, le Gouvernement Mondial n’aurait
pas envoyé sur la Lune… »
– Une barbouze patentée et la bonne à tout faire d’une boite
de mercenaires, oui, je l’admets », convient-elle à regret. « On se
serait plutôt adressé à quelqu’un comme toi. »
Autant dire que ces clampins de politiciens auraient été de la
revue : en dépit du climat, disons… perfectible de la Flandre, je suis
très content d’être revenu sur Terre et je ne compte pas repartir dans un
avenir proche. Ni même lointain ! Et surtout pas sur la Lune pour respirer
de l’air en conserve et devoir faire attention à toutes sortes de règlements
pointilleux. En attendant, on approche le moment marrant où Oddjob écrase une
balle de golf entre ses doigts avant de démarrer la voiture… dans laquelle la
réalisation a oublié d’assoir Goldfinger.
« Je veux bien croire tout ce qu’on dit à propos de ce
machin, que c’est soi-disant vital et primordial et tout ce qu’on veut. Mais
cinquante billards pour ça, Sylvain, c’est un peu exagéré. »
– Billions, chérie.
– Qu’est-ce que tu peux être chipoteur ! »,
s’emporte-t-elle avant de se radoucir brusquement. « Soit, je vois que je
t’emmerde avec mes remarques. Repais-toi à l’aise des conneries de James Bond,
je garderai mes réflexions pour moi désormais. »
Je manque lui dire qu’elle ne m’ennuie pas le moins du monde, mais
heureusement, je me retiens au dernier moment : elle devine toujours très
vite quand je mens. Il n’empêche que je me vois bien l’obligation de
reconnaitre qu’elle n’a pas tort quand elle souligne la faiblesse du prétexte
invoqué par Marie-Béatrice et Mahieux par rapport au montant qui est
effectivement encerclé en rouge sur les documents que Noëlle a réussi à
photographier. Je ne sais pas qui a eu l’idée de ce datacenter universel. Ce
que je sais en revanche, c’est qu’en dépit de tout ce que l’on a fait pour
réduire la consommation de ces ensembles de machines, le stockage de quantités
complètement folles de données, est gourmand en ressources.
– En résumé, ainsi que je vous l’ai détaillé tout au long de
mon exposé, la vie sur la Lune est très consommatrice d’énergie, ce qui
explique notre comportement extrêmement prudent dans ce domaine, que je
n’hésite pas à qualifier d’exagérément sensible au sein de la population,
surtout humaine… quoique.
Apparemment très fier de son laïus, il ne recule pas devant un
petit ricanement d’un ridicule achevé sans pour autant déclencher l’ombre d’un
frémissement de sourcil dans la salle.
« Ainsi que vous le comprendrez aisément, cela justifie les
précautions dont nous souhaitons nous entourer lorsqu’un projet d’implantation
nous est soumis.
Affublé d’un deux pièces gris sombre d’une coupe antédiluvienne,
porté sur une chemise blanchâtre dont les pointes de col s’effilochent de part
et d’autre d’une cravate bordeaux d’une banalité à faire peur et au nœud
luisant, l’orateur a le don d’exaspérer son auditoire – ou de l’anesthésier,
c’est selon. Il a entamé son speech d’une voix monocorde qui ne laissait rien
augurer de bon au commandant Mahieux. Ne fût-ce que par politesse, celui-ci
aurait aimé faire bonne figure pour sa première apparition officielle sur la
Lune, mais en fait, tout au long de l’accablant défilé de chiffres qu’il vient
de subir, il a tiré une tête épouvantable. Cela continue, d’ailleurs : non
seulement les hamburgers qu’il a bien été obligé d’avaler, lui ont mis le
système digestif à mal et il est aux prises avec des coliques venteuses qu’il a
toutes les peines du monde à maitriser, mais de plus, cela fait déjà près d’une
heure que ce raseur l’assomme avec son babillage pesant sur la situation
énergétique de sa saloperie de planète riquiqui.
« Notre attention se focalise ainsi tout particulièrement sur
l’accueil de nouveaux habitants humains, en vérité », se fend l’autre d’un
nouveau grincement qui se voudrait humoristique et qui a le don d’horripiler le
commandant. « Nous avons édicté à leur intention, une série de règles
contraignantes telles que l’interdiction des lave-linges individuels, des appareils
de cuisine ou des drones domestiques, mais il n’en reste pas moins que
l’obligation de refroidir fortement la bulle en journée pour la réchauffer de
nuit, nous oblige à rester extraordinairement attentifs. Car en dépit des
solutions de stockage thermique que nous avons déployées, avec des variations
quotidiennes de l’ordre de quatre cents degrés Celsius autour du zéro, vous
comprenez bien que… »
Mahieux comprend parfaitement. Il jette un coup d’œil irrité sur
la plaquette dorée placée devant le fâcheux. Il comprend surtout que ce
Théodule Moon2193, CEO de Moon Power Plants Corporation, le prend pour un
crétin congénital à qui il faut répéter dix fois les mêmes poncifs avant qu’il
ne les assimile. Rien d’étonnant en vérité, se dit-il : ce bonze sélénite pétri
d’autosatisfaction et suintant le mépris du genre humain, a un look conforme à
ce qu’il est. À savoir, un androïde 5.0 ayant supporté vaille que vaille une
série d’upgrades successifs alors qu’un reconditionnement de ses composants
aurait été plus approprié. De quoi jalouser évidemment, la prestance dont se
targue habituellement le commandant – il arrive à toute règle de devoir endurer
une exception, et c’est hélas le cas aujourd’hui.
– Concrètement ? », l’interrompt-il non sans une
certaine hargne, tout en remuant sur sa chaise, à la recherche d’une position
lui permettant de dominer au mieux les mouvements ondulatoires inquiétants qui
lui agitent les intestins.
Le visage du directeur de MPP renvoie fugitivement la pression à
laquelle la question brutale du commandant soumet les processeurs obsolètes
dont il est pourvu.
– Concrètement », répète-t-il après un moment de silence
reflétant la lenteur avec laquelle il a pu réagir, « nous avons déployé un
plan qui nous permettra de réduire notre dépendance au photovoltaïque – je vous
ai expliqué il y a une demi-heure combien les cycles lunaires nuisent à son
rendement – grâce au projet de deux centrales géothermiques à bâtir dans la Mer
de l’Ingénuité d’ici à 2210. »
Mahieux réprime un ricanement : nous avons déployé un plan… La bonne blague !
– Cela se trouve sur la face cachée », s’inquiète
Marie-Béatrice.
– En effet. Cette localisation nous permettra de limiter les
coûts de forage car c’est là que le manteau de magma cristallisé est le plus
fin. Certains pensent que c’est suite aux bombardements solaires sur cette face
non-protégée de notre planète, tandis que pour d’autres, c’est l’attraction
terrestre qui est responsable de la plus grande épaisseur de la croûte du côté
appelé “apparent”. Mais quoi qu’il en soit, les observations réalisées nous ont
conduits à prendre une décision irrévocable : c’est de là que nous
pourrons placer à moindres frais, notre chère Lune sur la voie d’un futur
économique radieux.
Une brûlure horrible fait gargouiller le ventre de Mahieux. Il
tousserait volontiers afin de dissimuler les borborygmes sonores engendrés par
cette ridicule réaction physiologique mais la crainte de dépasser la limite de
résistance de ses sphincters le pousse à se contenter d’un raclement de gorge
qu’il trouve lui-même miteux. S’il s’oblige à se montrer courtois, Dieu seul
sait combien cela lui coûte. D’autant plus que c’est sur le conseil de la
Division Technique du SCRED qu’il a avalé l’Empathan qui lui enflamme les
entrailles. Pour ne pas avoir à faire
semblant.
– Nous apprécions beaucoup que vous ayez consacré un temps
que nous devinons précieux à nous éclairer à propos de vos problèmes
énergétiques et des solutions que vous entendez mettre en place en vue de les
résoudre », se force-t-il à prendre la parole. « Mais ce que nous
voudrions surtout savoir, c’est si vous serez en mesure de faire face à la
consommation électrique supplémentaire que présuppose le fonctionnement d’un
datacenter universel. »
– C’est-à-dire ? », intervient Hipparque Moon2197,
directeur de Tranquility Software Resources Inc.
Mahieux le sait très proche de Stobordima Research, société avec
laquelle il a développé la plupart des ajouts logiciels pour androïde,
regroupés sous le vocable de “Service Packs”. Dès lors, il se méfie de lui
comme de la peste, le sachant inévitablement lié à Miléthika. Il n’en apprécie
pas moins le ton direct de la question, de la même manière qu’il sait gré à
Marie-Béatrice d’y répondre à sa place.
– Eh bien, comptons quarante mille mégawatts annuels pour le
fonctionnement d’un site dédié où la température doit osciller au maximum entre
-20 et +35 degrés, et qu’il conviendra de protéger très soigneusement de toute
incursion non planifiée…
– Celsius ? », l’interrompt le vieil androïde.
– Cela va de soi ! », s’emporte Mahieux en
étouffant une fois de plus, une envie phénoménale de tordre le cou à cette
vieille baderne.
– En tenant compte des besoins des terminaux du réseau
télépathique et d’une marge de sécurité, tablons sur une soixantaine de
gigawatts en tout », termine la vice-présidente de Miléthika
– C’est plus de cinquante pour cent de la production
électrique de notre site du Lac de la Persévérance », déplore l’autre, une
moue d’accablement sur le visage.
– Eh bien, persévérez donc ! », décrète Mahieux, à
bout de patience, tant vis-à-vis de ses interlocuteurs que par rapport à ses
propres tracasseries internes. « Prévoyez d’augmenter votre production
jusqu’à arriver à un surplus suffisant pour rencontrer les besoins exprimés par
madame Niamey2202 ici présente.
« Préparez-nous un budget détaillé dans cette optique et
revoyons-nous cet après-midi pour en discuter, que je ne sois pas venu ici pour
rien », se lève-t-il précautionneusement, raide comme un mât d’éolienne.
« Venez, Marie-Béatrice, laissons nos amis travailler. D’autant plus que
nous aussi, nous avons à faire. »
– Cet après-midi ? », se hérisse Théodule.
– Oui, cet après-midi », tonne le commandant. « Vu
le plan d’utilisation de la géothermie que vous avez déployé, pour reprendre vos
mots, cela ne devrait pas vous demander un effort surhumain… si j’ose
dire », ajoute-t-il avec une bonne dose de mépris.
Marie-Béatrice ne situe pas exactement ce qu’elle a « à
faire ». Ni d’où lui vient cette agressivité subite, mais elle jugerait le
moment mal choisi pour lui poser des questions : elle a détecté que
Mahieux est aux prises avec un souci d’ordre personnel. Elle soupçonne que les
deux phénomènes sont liés.
– Tout va bien, commandant ? », s’enquiert-elle une
fois qu’ils ont quitté la salle de conférence où on les a reçus.
– Tout va très bien », bougonne-t-il. « Je vous
remercie de m’avoir le plus possible épargné dans vos interventions, les
milliampères, les méga-volts, les térawatts et toutes ce jargon qui pour moi,
ressort du sanskrit médiéval.
Il lui jette un regard furieux : un robot, comme les autres,
qui ne mérite d’être traitée que pour ce qu’elle est.
« En revanche, trouvez-moi une chiotte et au plus tôt, sinon
je baisse mon froc au beau milieu de ce couloir et, toute membre du board de
Miléthika que vous soyez, vous vous taperez une sérieuse séance de nettoyage si
vous voulez que continuions à faire figure honorable. »
– Au fond de ce couloir », lui indique Marie-Béatrice en
se référant au plan de la base lunaire qu’elle s’est dressé en urgence.
« À droite, puis à gauche et encore à gauche.
« Que feriez-vous dans les androïdes, n’est-ce
pas ? », s’amuse-t-elle encore à lui lancer tandis qu’il se hâte de
suivre l’itinéraire indiqué en marmonnant un chapelet de jurons indistincts.
ù
– Je ne sais pas si je dois vous répondre », lâche-t-il
comme à regrets.
– Qu’est-ce qu’il t’arrive ? N’avons-nous pas
suffisamment rigolé des tics et travers de mon mari du temps où nous nous
voyions tous les jours ?
– Ce n’était pas moi, Noëlle. C’était mon clone.
– Ton clone et toi, c’est pareil. Admettons que pour les
humains on puisse encore discuter, mais pas pour des gens comme vous.
– Nous sommes identiques », lui concède-t-il.
« Cela ne signifie toutefois pas qu’il est moi et que je suis lui ».
– Fous-moi la paix avec tes pinaillages à deux balles. Et
réponds-moi, sinon je te promets que ton beau contrat avec Stobordima Research,
tu pourras te le foutre au cul !
– Il faudrait encore que j’en aie un », remarque-t-il
finement.
– Tu as un contrat ! », tranche-t-elle,
péremptoire. « Peut-être me prends-tu pour une idiote, mais je te rappelle
que je suis la femme de Sylvain. »
– Ce n’est pas de cela que je parlais.
ù
Les Alpes ! Parcourir ces paysages magnifiques dans une Aston
Martin DB5 délicieusement vintage et faire la rencontre d’une jeune femme aussi
superbe que retorse pilotant une Ford Mustang décapotable… Admettons que pour
une personne normale, les circonstances ne se prêteraient guère au marivaudage,
mais malgré cela, les années soixante du XXème siècle étaient
décidément merveilleuses. Du moment que l’on avait beaucoup d’argent,
évidemment, ou que comme James, on pouvait allègrement profiter des largesses
d’une organisation gouvernementale pas trop regardante.
– Ils sont vraiment allés là-bas pour négocier en vue de
l’implantation d’un datacenter.
– Bien », approuvé-je les dires de ma chère Noëlle.
Grâce à une espèce de système rudimentaire de localisation – je me
souviens de ces vieilleries qui fonctionnaient par radio, de même que des GPS
qui leur ont succédé et qui au départ, n’étaient efficaces qu’à l’air libre
(rendez-vous compte !) –, James a pu s’apercevoir que Goldfinger s’est
arrêté dans l’évitement d’un virage afin de s’offrir une sorte de collation.
– Tu ne me demandes pas comme j’ai pu le
savoir ? », me demande-t-elle sur un ton que je trouve un peu sec
après quelques instants de silence.
James s’avance sur le bord de la falaise afin de l’observer.
– Euh… Si, bien sûr, chérie. Comment peux-tu être si sûre de
ce que tu avances ?
Ce qu’il ne soupçonne pas, c’est que d’un endroit plus élevé,
Tilly va essayer de tuer Goldfinger au moyen d’un fusil à lunette.
– Parce que je le sais, c’est tout », me renvoie-t-elle
sèchement, non sans marmonner un « Putain, quel con » qui
m’interpelle d’autant plus que je ne parviens pas à discerner à qui il
s’adresse.
Quelle gourde ! Au lieu de frapper le gros salopard, son tir
ricoche au pied de James.
« J’ai contacté ton pote Hipparque », finit-elle par me
révéler après un moment de silence réprobateur.
Évidemment, si elle avait été un peu plus adroite, cela aurait
causé des soucis à bien du monde car une vingtaine de minutes c’est un peu
court pour un James Bond.
– Celui de Tranquility Software ?
– Évidemment. Pas celui qui bosse sur Kepler avec Silverstone.
Tu le fais exprès pour me faire enrager, Sylvain ?
Osons se l’avouer, crever deux pneus de la Ford Mustang au moyen
du dispositif vraiment très agressif imaginé par Q, est un peu salaud.
D’ailleurs Tilly parait bien soupçonneuse.
– Mais non, pas du tout, ma douceur. Simplement, je suis si
surpris que tu l’aies appelé que je…
– Que tu en deviens chaque jour un peu plus benêt »,
conclut-elle. « J’aimerais pouvoir dire que tu régresses, mais ce mot me
paraitrait d’une faiblesse grotesque en regard de ce que tu me fais endurer,
mon pauvre Sylvain.
« Bref, il m’a confirmé ce que Marie-Béatrice nous avait
confié. Ils ont eu droit à un exposé sur les besoins critiques en énergie sur
la Lune, puis ils ont expliqué ce qu’il fallait prévoir pour l’implantation de
leur machin, avant de devoir interrompre provisoirement la discussion à la
suite d’un problème de santé de Mahieux. »
Je tique. Je mets une nouvelle fois Goldfinger en pause avant
d’adresser un regard interrogateur à Noëlle, par dessus les lunettes qui me
servent à regarder James faire son avantageux devant Tilly Masterson – il ne
sait pas encore que c’est la sœur de Jill, que Goldfinger a fait assassiner en
la recouvrant de peinture dorée.
– Un problème de santé ? », m’étonné-je.
– J’ai mal articulé ou quoi ?
– Mais lequel ?
Franchement, je déteste Mahieux et son SCRED. Il n’a vraiment que
des défauts : il est cupide, arrogant, pédant, méprisant envers mes chers
androïdes et il règne sans partage sur un organisme aux contours nébuleux, aux
buts toujours différents de ce qu’ils devraient être. De plus, il n’a aucun
scrupule : realpolitik et raison d’État sont ses deux seules manières de
penser et d’agir. Toutefois, on sait au moins à qui on a à faire : rien ne
dit que s’il venait à mourir, son remplaçant ne serait pas encore pis.
– Il ne me l’a pas précisé. Je contacterais volontiers
Marie-Béatrice mais je crains qu’elle ne me demande comment j’ai pu savoir que
Mahieux allait mal.
Je hoche la tête.
– Qu’elle te pose ce type de question ne serait même pas une
éventualité. Ce serait une certitude.
Elle laisse planer quelques instants de silence qui font naitre en
moi l’espoir que je puisse bientôt regarder la suite du film : on
s’achemine vers une poursuite en voiture particulièrement gratinée au sein-même
de la fonderie de Goldfinger. Je n’ai pas encore pris une décision définitive à
ce propos, mais j’hésite à regarder la suite, qui est beaucoup plus
faible : l’intervention de Pussy Galore et de sa patrouille acrobatique
revêt toutes les apparences de la digression la plus dispensable – un peu comme
si un producteur avait décidé de confier un rôle à sa petite copine sans s’être
même préoccupé de lire le script.
– Tu n’en toucherais pas un mot à Zach afin de lui demander
d’interroger Marie-Béatrice sous un prétexte quelconque ?
Étant entendu que la copine en question aurait tout juste obtenu
son brevet de pilote et qu’elle aurait émis l’exigence absolue que le monde
entier soit mis au courant.
Bon sang, mais qu’est-ce que Noëlle me demande encore ?
Zacharie Schmidt-O’Toole, m’enfin quand même… Aller rameuter le grand patron de
Miléthika afin de savoir pourquoi Mahieux a brutalement interrompu une réunion
sur la Lune ! Alors que si ça tombe, il avait seulement une de ses
chaussures qui le serrait trop : il suffit parfois de se retrouver
quelques instants soumis à une gravité moindre pour se mettre à enfler, ainsi
que j’en ai fait l’expérience sur Kepler il n’y a pas si longtemps – les
élastiques de deux de mes boxers n’avaient pas résisté, dont un auquel je tenais
beaucoup, avec Tom et Jerry imprimés dessus.
« Chéri ? Tu me réponds ? »
Par contre, je ne me souviens plus du motif qui ornait l’autre. Ce
n’était pas celui qui figurait les taches noires sur le pelage d’une vache, ni
l’autre, avec le S de Superman…
« Chéri ! », frappe-t-elle soudain le sol du pied.
– Oui mon amour », sursauté-je. « Ah, euh… Appeler
Zacharie ? Tu crois ? »
Elle pousse un profond soupir, indicateur de sa déception.
– Putain, qu’est-ce que tu me fais chier, Sylvain », crache-t-elle
avant de se diriger vers l’autre bout de la terrasse, où se trouve le vieux
rocking-chair de ses bouderies. « Je te préférais encore quand tu
travaillais », enrage-t-elle. « Tu étais tout aussi naze mais au
moins on savait pourquoi. »
– Calmez-vous, Noëlle », retentit la voix du toubib.
« Vous vous faites du mal pour bien peu de choses. »
– Est-ce que je t’ai sonné, gros malin ? », lui
répond-elle, visiblement en proie à un intense découragement, en se laissant
tomber dans son fauteuil à bascule – lequel a bien de la chance, trouvé-je,
encore qu’il n’en demandât probablement pas tant.
ù
Cela fait bien un quart d’heure que Marie-Béatrice poireaute dans
le couloir, face à une porte décorée des pictogrammes bien connus figurant les
sanitaires. Elle s’est repassé les images de la conférence, en accéléré mais en
se focalisant principalement sur les attitudes des participants : le
langage corporel en dit souvent plus que les paroles dans le monde hypocrite
des affaires. Elle a ainsi noté les réticences de Théodule, mais un certain
enthousiasme de la part d’Hipparque, cependant que Zénobe Moon2202,
représentant du Gouvernement Sélénite, semblait peu concerné, et que
Zéphyrienne Mac Bain, une humaine, déléguée du Comité de Vigilance Écologique
Universel jouait distraitement avec un crayon Ticonderoga numéro deux, posé sur
une feuille de papier recyclé – sauf quand il fut question de la méthode
préconisée en vue de la réaffectation des mémoires après péremption, moment où
elle prit fiévreusement une série de notes.
Elle s’apprête à revoir l’entièreté de la vidéo en se concentrant
sur le comportement de Mahieux, afin d’essayer de déterminer de quel mal il
souffre, quand, face à elle, le vantail s’ouvre soudainement sur un individu
porteur d’une combinaison verte. Elle éprouve d’emblée le sentiment qu’il est
humain, alors que toutefois, son système interne d’identification le désigne
comme un androïde. Perturbée, elle le suit des yeux alors qu’il emprunte d’un
pas décidé, le long corridor en direction des jardins situés à la périphérie de
la bulle. Dans son dos, les mots « Blue Planet Rescue » se détachent en bleu
marine sur un placard blanc.
Elle connait vaguement cette petite société. Elle sait qu’elle
mène des recherches depuis un laboratoire lunaire, afin de récupérer toute une
série de composants chimiques dans les gaz à effet de serre qui ont modifié le
climat terrestre. Et qu’à l’aide des profits réalisés en revendant ces
produits, elle forme le projet de lancer des nuées de nano-robots à l’assaut de
la couche d’ozone afin de réparer les dégâts que lui ont fait subir les
chlorofluorocarbones employés un temps sur Terre comme gaz pulseurs des
aérosols.
Pour tout dire, elle ne parvient pas à trouver comment il se fait
qu’elle n’ait pas vu ce type entrer dans les sanitaires, alors qu’elle l’en a
vu sortir. Une onde d’inquiétude la parcourt : cet humain, qui semble
surgi de nulle part avec son identification androïde, ne lui dit rien qui
vaille. En plus, elle a l’impression de l’avoir déjà vu… Ce qui est impossible
car son archive s’en souviendrait. Elle s’efforce d’écarter une série de
paramètres qui vont tous dans le même sens, et dont d’ailleurs, la compilation
défierait l’imagination qu’elle n’est pas supposée avoir en tant que machine.
Pourtant, même la démarche de cette silhouette qui s’éloigne, met en émoi les
processeurs cadencés à 900 exaherz de son cerveau. Rageuse, elle les somme de
cesser de se focaliser sur ces inepties : il est hors de question pour
elle, de se laisser envahir par des sentiments aussi neufs que peu agréables,
qu’elle a identifiés instantanément sous le nom général de désarroi.
Brusquement, tout change en elle. Alertés par l’étrangeté de la
situation, les logiciels formant le cœur des fonctionnalités militaires de son
Service Pack 4 ont pris le pas sur les autres. Elle n’éprouve certes aucune
crainte pour lui, mais elle juge le moment opportun pour se dresser d’un bond
et se ruer sur la porte qui lui fait face.
– Commandant ?
– Qu’est-ce qu’il vous arrive ? », s’étonne-t-il
tout en s’agitant les doigts sous le souffle d’un sèche-mains.
– Je… J’étais inquiète.
– Inquiète ? Je conçois parfaitement qu’un robot
ait du mal à se rendre compte de ce qu’est une diarrhée et de ce qu’il s’agit
d’une chose pénible à supporter pour un humain… Mais voyons, mon petit »,
se fait-il goguenard. « Voici donc que vous vous faite du souci pour
moi ? »
Marie-Béatrice se représente ce qu’ont dû ressentir ses lointains
ancêtres 4.0 et 5.0 quand ils furent la proie d’attaques en règle de virus
informatiques : ce grand dadais égocentrique s’imagine qu’elle est tombée
amoureuse de lui et elle découvre qu’il ne lui déplairait pas de lui faire
faire des choses contraires à ses principes fondateurs. Pour lui enlever ça de
la tête sans le vexer ni s’en faire un ennemi, elle devra la jouer fine, pour
le moins.
– C’est quand j’ai aperçu ce type bizarre sortir d’ici que je
me suis demandé s’il ne vous était rien arrivé », se défend-elle.
– Un type bizarre ? », rit-il de plus belle.
« Pour ma part, je n’ai vu personne. Remarquez pour votre gouverne, que je
n’ai pas l’habitude de me vider les tripes en compagnie. »
Elle se dit que quelque chose ne colle pas dans le déroulement
supposé des faits : Mahieux vient de se laver les mains, ce qui lui a pris
au minimum une trentaine de secondes. Or c’est ce délai qui s’est écoulé depuis
que l’homme-androïde en combinaison verte est sorti des sanitaires. Il aurait
fallu que le ballet à la Feydeau[11]
soit réglé à la milliseconde pour qu’ils ne se rencontrent pas.
– Vous êtes sûr ? », insiste-t-elle. « Un
grand type revêtu de la combinaison protectrice verte de Blue Planet
Rescue ? »
– Je dois vous avouer que je n’ai pas fait trop attention à
une quelconque présence. Un de ces écologistes de merde, dites-vous ?
– Et qui ressemblait à Sylvain jeune », passe-t-elle
outre sa remarque – elle n’a jamais réussi à trouver une logique quelconque à
la haine féroce que certains humains vouent à l’adresse des défenseurs de
l’environnement alors qu’ils sont eux-mêmes tellement dépendants de nourriture
saine, d’eau potable et d’air respirable.
– Sylvain Stobordima en salopette ? », la
chambre-t-il en s’approchant d’elle, l’air avantageux. « Franchement, ma
chère, je me souviendrais d’un tel tableau. »
Elle prend la décision de se repasser la scène dès qu’elle en aura
l’occasion, ne serait-ce que pour se fixer les idées.
– Bref », fait-elle comme si tout cela n’avait aucune
importance. « Vous allez mieux ? »
– Indiscutablement », lui renvoie-t-il, en tiquant à propos
du pas en arrière qu’elle vient de faire. « Mais sachez que je n’aspire
qu’à une chose : retourner sur Terre au plus vite. Car il est exclu que
j’avale encore le moindre millimètre carré de la saloperie de malbouffe que
l’on sert en ces lieux délaissés par la civilisation. »
– Cube », le corrige-t-elle sur un ton négligent.
– Plait-il ?
– Non, rien, commandant.
– Il me semblait bien », approuve-t-il sèchement en lui
lançant un regard noir. « Vous irez seule à la réunion de cet après-midi.
Vous disposez de tous les éléments nécessaires et de toute manière, il ne sera
plus question que de pognon et de matériel à amener ici. C’est-à-dire, d’une
part, le montant de ce qu’il faudra investir et qui me concerne, et de l’autre,
la logistique que devra prévoir Miléthika. »
Marie-Béatrice le dévisage avec surprise.
– Et s’ils posent des conditions supplémentaires ou pis,
s’ils refusent ?
– Ces dégénérés ne sont pas en mesure de nous dire non. Ils
sont nuls mais malgré cela, ils ont eux-mêmes constaté qu’ils couraient à la
catastrophe s’ils ne prenaient pas l’initiative de se créer de nouvelles
sources d’énergie. Quant aux conditions supplémentaires que vous évoquez, je me
suis laissé dire que vous disposez d’une expérience suffisante pour leur
expliquer où ils peuvent se les foutre.
Elle n’est pas du tout convaincue par ce qu’il vient de lui dire.
Au contraire, elle le suspecte d’avoir en tête des plans inavouables pour les
quelques heures à venir, et cela ne la rassure pas.
« Pour ma part, j’entends faire un petit somme », lui
dit-il, comme s’il avait pu lire dans ses pensées. « Tous les salamalecs
de ce matin m’ont éreinté, sans encore parler du décalage horaire et de la
guerre qui faisait rage dans ma tripaille. Bon amusement, madame Niamey2202. »
Elle le regarde s’éloigner en direction des grands casiers faisant
office de chambres que l’on leur a assignés d’autorité à leur arrivée. Soulagée
mais perplexe, à tout le moins.
ù
J’ai arrêté au moment où les avions de la patrouille acrobatique
de Pussy Galore atterrissent. Ils sont supposés être pilotés par une escouade
de jolies filles, mais dans l’un d’aux, on aperçoit distinctement aux
commandes, un mec coiffé d’un stetson. Ça sent le bâclage et j’ai horreur de
ça. Si j’avais dû me montrer aussi inattentif et vite content de moi quand j’ai
bâti mes androïdes, je m’en serais pris plein la figure. Les gens sont
étranges : Goldfinger a remporté un succès époustouflant alors qu’il ne
vaut que par son début, tandis que certains se sont claqué les cuisses de rire
quand j’ai présenté mon premier androïde à la presse. Admettons qu’il n’était
pas parfait – d’ailleurs, je me suis dépêché de corriger certaines
imperfections comme le fait qu’il pleurait au lieu de rire et vice-versa (une
simple inversion dans le paramétrage d’un logiciel, due au stress qui
m’habitait en abordant la dernière ligne droite) – mais malgré tout, l’avancée
technologique était significative, bon sang !
Eh bien, on s’est moqué de moi, comme de mes robots
révolutionnaires. J’ai encore en tête la une d’Intergalactic News, qui hurlait
à la tentative d’escroquerie.
C’est à peine si j’osais sortir de chez moi. Je me faisais passer
pour mon domestique, allant jusqu’à porter une perruque et des lunettes aux
verres fumés pour recevoir les livreurs de Cosmic Food ou ceux d’Universal
Pizzas – tant pis pour les nostalgiques, rappelons que cette société n’existe
plus. Elle a été absorbée par Creative Beverages, ceux qui fabriquent le Störzl
2.0 “Moins tu l’évites, plus tu lévites”, que tout le monde affecte de mépriser
tout en en buvant à tire-larigot, de même que le Grøßnìq “Plus t’en
bois, plus ça y va”, supposé venir à point à des moments bien précis de
l’existence. Sans encore compter le Versoôoh “Tu le renverses et t’es beau”
leur nouveau drink aux nanotechs qu’on peut boire des deux côtés de la
canette : alcoolisé ou non.
– Pourquoi tu lèves les yeux au ciel alors que je n’ai encore
rien dit ? », me demande Noëlle.
Je déglutis, peu enclin à tenter de lui expliquer que j’étais
perdu dans mes pensées alors que justement, c’est ce qu’elle me reproche le
plus.
« Toujours est-il que leur retour est retardé »,
finit-elle par lâcher devant mon absence prudente de réaction.
Déçu du peu de succès remporté mais rageur, je résolus de frapper
un grand coup quand la version 3.0 fut au point : j’étais sûr de moi et de
la qualité de ce que j’avais construit. Je me suis acoquiné avec le patron
d’une petite compagnie de taxis et on a mis deux androïdes au volant.
« Je te dis que leur retour est retardé ! »,
insiste-t-elle.
– Qui donc, chérie ?
On les a d’abord fait rouler de nuit. On ose prendre des risques
mais on n’est pas téméraire non plus : on n’avait pas envie qu’un client
s’aperçoive trop facilement de la supercherie.
– Marie-Béatrice et Mahieux, évidemment.
– Ah ? Fort bien.
Je craignais que ce ne soit l’un ou l’autre de mes enfants. Je ne
sais ni où ni pourquoi ils seraient partis, mais les jeunes sont souvent
imprévisibles.
– C’est tout ce que tu trouves à dire ?
Je considère encore et toujours mes enfants comme des jeunes, bien
que j’en sourie moi-même : ils ont tous plus de deux cents ans. On peut
donc affirmer sans aucune crainte de se tromper, que l’impulsivité de la
jeunesse ne fait plus partie de leurs défauts.
Je la fixe, perplexe
« Bon sang, que tu peux parfois avoir l’air
ahuri ! », réagit-elle. « Tu ne me demandes pas pour quelle
raison ? »
– Euh… Si, bien sûr, mon amour », tressaillé-je.
Pour tout dire, je suis un peu embarrassé.
« Qu’est-ce qui peut bien être la cause d’un tel
désagrément ? », réussissé-je malgré tout à articuler en espérant
n’avoir pas loupé un épisode. « Une nouvelle manifestation contre la Junte
militaire ? »
– Une société qui lance un engin expérimental destiné à
nettoyer la mésosphère », hausse-t-elle les épaules. « Un truc appelé
“Carbon Guzzler”,
parait-il. Ils ont interrompu le fonctionnement de Telepath.net afin d’éviter
toute possibilité d’interférence.
J’aurais dû m’y attendre. Les débuts furent difficiles :
heureusement, on n’a connu aucun accrochage, mais suite à un problème causé par
un mauvais contact, un des robots a fait tout un trajet en marche arrière. Mon
ami a été obligé de faire preuve de beaucoup de doigté pour que le passager
embarqué n’épanche pas sa colère sur les réseaux sociaux : tels qu’ils
existaient en ce temps, c’était encore bénin, mais malgré tout, on pouvait se
passer de ce genre de publicité.
« D’après ce qu’ils disent, la situation est devenue critique
là haut. Ils veulent récupérer le carbone du CO2 pour empêcher la
haute atmosphère de continuer de refroidir et ainsi préserver la couche
d’ozone. Ils ont en plus dans l’idée de le revendre aux Sélénites.
Elle pousse un long soupir d’incompréhension.
« On se demande bien ce que ces attardés vont faire de ces
crasses.
Cela m’a coûté cher aussi : le client en question rêvait
d’une propriété dans le sud-ouest de la France. Pour le faire taire, j’ai été
obligé de lui proposer de participer gracieusement à son investissement. Il n’a
pas dit non, bien entendu. Il aurait dû : trois ans plus tard, une digue a
cédé et son domaine s’est retrouvé sous eau après une forte tempête atlantique.
« Sylvain, tu m’écoutes ? »
Il est désormais catalogué comme terre submersible et fait partie
des Marais, la pénultième catégorie du plan des sols terrestres avant les fonds
marins. Autant dire qu’il ne vaut plus rien : bien mal acquis ne profite
jamais.
– Euh… Bien sûr, chérie !
– Ah ouais ? Et qu’est-ce que je viens de dire ?
Une onde désagréable me parcourt et me couvre la lèvre supérieure
de transpiration.
– Euh, “Sylvain, tu m’écoutes” », tenté-je pauvrement.
– Non, avant ça !
– Je…
– Bref, tu ne m’écoutes pas ! », s’emporte-t-elle
sans attendre que j’aie fini ma phrase – ce en quoi elle ne perd pas
grand-chose, admettons-le.
Je consens un effort de mémoire surhumain. Soudain jaillit la
lumière !
– Mais si chérie, tu as dit “ces crasses”.
Du diable si je sais encore à quoi cela se rapportait, mais en
tout état de cause, elle semble se calmer.
– Huhuh », approuve-t-elle tout en me donnant vaguement
l’impression d’être déçue. « Et alors ? Que vont-ils donc bien
pouvoir faire de ces saletés ? »
Si je parvenais à me rappeler le contexte, peut-être cela me
donnerait-il l’air un peu moins perdu.
– Je n’en sais rien, mon amour », suis-je bien obligé de
lui avouer.
– Moi non plus. Dès lors, je me demande bien comment ces
navets espèrent s’y prendre pour fourguer ce putain de carbone à ces stupides
Sélénites. Ils sont cons, l’entièreté de l’univers est au courant, mais quand
même, il y a des limites.
Voilà, ça me revient d’un coup !
– Ah, c’est cela qui t’interpelle », fais-je si
sottement que je me dépêche de poursuivre avant de me prendre une nouvelle
volée de bois vert sur le mode “Tu vois que j’avais raison : je parle dans
le vide”. « Peut-être envisagent-ils de le transformer en carburant pour
les départs des engins intersidéraux qui font étape chez eux », me
forcé-je à adopter un ton léger. « À moins qu’ils ne pensent à
acquérir ces brevets dont on a tant parlé il n’y a pas si longtemps et qui
concernent une machine de photosynthèse artificielle qui soulagerait leurs
besoins en oxygène. »
Elle balaie ma dernière suggestion d’un geste négligent de la
main.
– Bah, ces machines sont comme le monstre du Loch Ness, on en
parle de temps en temps mais on ne voit jamais rien. De plus, vu les quotas
qu’ils imposent au plan de l’immigration humaine, ils n’ont pas grand-chose à
faire d’un surplus d’oxygène.
– Eh bien justement », lui souris-je. « Cela leur
permettrait de devenir moins intransigeants à ce propos. »
– Mouais, comme d’habitude, tu as réponse à tout »,
lève-t-elle les yeux au ciel. « En tout cas, et même s’il y suffisamment
d’air pour ne pas que des humains doivent se faire chier à tout moment à vivre
à l’économie, qu’ils ne comptent pas sur moi pour aller me perdre dans ce
trou. »
Franchement, sur moi non plus : la réputation de l’habitat
lunaire est déplorable et je crains bien qu’elle ne soit parfaitement
justifiée. Cela ne pose aucun problème aux androïdes évidemment, mais le monde
n’est pas peuplé que de robots.
Un de mes voisins, particulièrement féru de voyages, est allé sur
la Lune il y a quelques mois. Il en revenu très déçu.
– En dehors des gemmes et d’une vue magnifique sur la terre,
il n’y a rien », m’a-t-il confié à son retour en me faisant cadeau d’un
très beau péridot.
Je me demande d’ailleurs bien ce que j’en ai fait. J’avais projeté
de le faire monter sur une bague afin de l’offrir à Noëlle, mais j’ai abandonné
ce projet, je ne sais plus pour quel motif.
« Quand on parle de
paysage lunaire, on ne tape pas à côté », avait-il clôturé son exposé
touristique d’un éclat de rire aussi gras que sonore.
– Qu’est-ce que tu marmonnes, Sylvain ?
Si je devais lui avouer que je pense à Omer Simmons, elle me
ferait colloquer sur le champ.
– Euh... Rien, chérie.
– Tes lèvres bougent mais tu ne dis rien ? Décidément,
mon malheureux ami, tu dépéris de jour en jour. Il vaudrait mieux que tu
consultes un psychiatre.
On n’est pas passé loin de ce que j’avais prévu.
« Ou au moins que tu demandes au toubib de te faire passer un
check up. »
– Aucun problème en ce qui me concerne », entendons-nous
résonner dans le système sonore du domaine. « Je suis à l’entière
disposition de Sylvain. Il lui suffit de me contacter : son horaire sera
le mien. »
– Ta gueule, vieux raseur », soupire Noëlle, ce en quoi
elle fait bien, même si je n’approuve guère le vocabulaire dont elle use.
Je me demande si cette pierre lunaire ne se trouve pas dans une
vieille boite à biscuits en fer blanc dans laquelle dorment aussi quelques
médailles sportives que j’avais gagnées dans ma folle jeunesse.
ù
Nue, Marie-Béatrice s’étend dans son casier avant d’en verrouiller
la fermeture et de pousser l’éclairage à son maximum afin de recharger son
super-condensateur. Elle se laisse quelques minutes de réflexion avant de se
mettre en veille pour permettre à une série de programmes de bas niveau
fonctionnant en arrière-plan, d’archiver et d’indexer les évènements du jour.
Tout s’est déroulé comme Mahieux l’avait prédit : les
Sélénites n’ont fait aucune difficulté et lui ont montré les plans élaborés
afin de leur permettre de supporter la charge énergétique supplémentaire du
datacenter. Même le vieux Théodule s’est montré coopératif : elle
soupçonne Hipparque et lui d’avoir eu un échange de vues à l’issue duquel le
premier s’est laissé convaincre. Le planning d’implantation approuvé par les
scrutateurs de la Junte ainsi que par Zéphyrienne Mac Bain, ils se sont quittés
rapidement, les uns parce qu’ils avaient à faire, les autres pour ne pas
risquer de retarder leur retour sur Terre – ou ailleurs.
Tout se déroulait donc de façon parfaitement conforme, jusqu’à ce
qu’ils apprennent qu’un vol expérimental imprévu allait les forcer à passer
quelques heures de plus sur cette petite planète décidément plus belle de loin
que de près.
Elle a sourcillé en apprenant que le lancement de l’aspirateur de
carbone était le fait de la société Blue Planet Rescue. Intriguée, elle a lancé
une recherche et a découvert une toute petite structure terrestre enregistrée à
Telluride, une station de ski et de randonnée du Colorado, avec une antenne sur
la Lune, Activity Zone IV. Ce qui l’a fait tiquer, c’est que d’une part, le
siège de BPR est situé à une centaine de kilomètres à peine de la base de
recherche de Miléthika à Dulce dans le nord du Nouveau Mexique, et que de
l’autre, sa succursale lunaire est installée à proximité immédiate de
Tranquility Software Resources.
Elle trouve suspecte, la double coïncidence géographique. Surtout
dans ce monde où les distances ne représentent plus rien : pour une
société dirigée par des androïdes, l’antique raisonnement humain privilégiant
la proximité ne revêt plus qu’un seul
intérêt : elle permet éventuellement de communiquer en se passant
de moyens technologiques. Et donc de s’abriter de tout risque d’indiscrétion.
– Sylvain aurait-il été cachottier à ce point ? »,
se murmure-t-elle, perturbée.
Elle se rappelle qu’il aimait beaucoup passer du temps à Telluride
quand il était stationné à Dulce. « Pour skier et me balader »,
prétendait-il. Oui, sûrement. Mais peut-être pas seulement. De la même manière
qu’elle sait qu’un des androïdes avec lesquels il a le plus de contacts n’est
autre qu’Hipparque Moon2197, la tête pensante de TSR : il y a même eu un
jour un article diffusé par Intergalactic News suivant lequel Sylvain aurait
mené sur Hipparque, une expérience visant à le doter de capacités de réflexion
et d’inventivité proches des siennes propres. Interrogé à ce sujet par un
journaliste, Sylvain avait haussé les épaules : « Vous ne me voyez
quand même pas intenter à cette feuille de chou, son millionième procès »,
avait-il raillé, sans pour autant rien démentir formellement.
Ses réflexions la ramènent à l’incident de midi. Elle se repasse
ce que ses caméras ont enregistré. Elle revoit le visage du technicien de
BPR ; elle lui trouve un peu moins de ressemblance avec celui de Sylvain,
bien que plusieurs points correspondent : largeur des pommettes, taille du
maxillaire, hauteur et dimensions des oreilles… La forme de ces dernières
aussi : on feint souvent de l’ignorer mais les oreilles sont différentes
chez tous les humains, un peu comme les empreintes digitales. Toutefois, il y
quelque chose qui ne colle pas, sans qu’elle parvienne à trouver ce dont il
s’agit.
Quoi qu’il en soit, tout cela est tellement invraisemblable qu’elle
décide de passer outre afin de se concentrer sur le reste de la vidéo… qui la
laisse tout autant sceptique, jusqu’à ce qu’elle décide d’activer les
détecteurs de mensonge de son Service Pack 4.
Deux minutes plus tard, sa religion est faite. Mahieux lui a menti
quand il a prétendu ne pas avoir vu le technicien de BPR. De plus, elle
découvre un important fond de stress dans son premier éclat de rire : non
seulement il lui a menti, mais de plus elle est quasiment certaine qu’il
connait l’homme en salopette, qu’ils se sont parlé et que la discussion a dû
être houleuse.
– Ah, vous êtes rentrés. C’est vrai, ce qu’on dit ?
– Peut-être. Cela dépend de quoi vous parlez.
– Ne fais pas ta maligne avec moi. Ce n’est pas parce que je
n’ai aucune raison de te détester qu’on partira un jour en vacances ensemble.
Un silence s’installe. Lourd. Épais, même.
« Tu as le crâne bien dur, toi, hein ! »,
finit-elle par le rompre. « Je te demandais seulement si c’est aussi
craignos qu’on le prétend. »
– C’est moche, oui », finit-elle par admettre après être
à nouveau restée muette plusieurs secondes durant. « Surtout pour les
humains. Il y a de nombreuses choses que vous faites sur Terre et qui sont
interdites là-bas. »
– Rien de bien étonnant. Avec un gouvernement entièrement
composés d’androïdes, il fallait s’attendre à ce qu’on déguste.
« Je ne dis pas ça pour toi », se reprend Noëlle.
« Je sais que tu es très dévouée à Sylvain. Et que tu es nécessairement
très évoluée : il est le plus souvent complètement à la masse, mais il
n’est pas du genre à tolérer une raciste dans ses fréquentations. Reconnais
toutefois que parmi tes euh… congénères, il y en a quelques-uns qui ne nous
portent pas dans leur cœur. »
– Je l’admets. Croyez bien que cela m’attriste, mais d’un
autre côté, certains ont mal vécu le temps où ils étaient esclaves des hommes.
Nous n’avons pas tous été bien traités. Ce n’est pas un argument pour moi car
le passé est ce qu’il est, or nous œuvrons dans le présent, avec l’avenir en
point de mire. Et donc, ensemble.
« Mais dites-moi. J’aurais voulu dire deux mots à Sylvain, si
c’est possible. »
– Oh, c’est très possible : pour l’instant, et depuis
plusieurs semaines, il ne fait rien et il s’y emploie avec pas mal
d’application. Il ne prend même plus les communications qui arrivent sur son
réseau : je joue téléphoniste, comme on disait avant. Parce que merde,
parfois il y a des trucs importants. Par exemple, l’autre jour, on lui
signalait un avis de tempête alors qu’il s’apprêtait à aller faire une randonnée
à vélo, tu vois le genre.
« Dans la lignée de ses vieilles habitudes, il aurait été
capable de crever un pneu au diable vauvert et de rester en rade dans la
bourrasque. Ou de se prendre un drone en perdition en plein dans la roue avant.
Pas dans le buffet bien sûr, parce qu’il lui arrive toujours plein de
conneries, mais jamais rien de grave.
Elle lève les yeux au ciel, dans un soupir excédé.
« Je ne sais pas comment il fait. Il se démerde à tous les
coups pour que, par exemple, ça lui fasse louper l’heure de fermeture d’une
administration où il avait un rendez-vous de la plus haute importance ou un
machin du même tonneau.
« Ce contretemps lui fera passer une nuit abominable, mais
évidemment, le lendemain, le fonctionnaire le contactera pour s’excuser de ne
pas avoir pu rejoindre son poste à cause de n’importe quoi. »
– Oui, je sais comment cela se passe avec lui »,
compatit Marie-Béatrice. « Mais, est-ce que je… »
– Pour tout te dire, il m’inquiète autant qu’il m’emmerde.
Tant qu’il ne s’en va pas faire du sport ou boire des verres avec le maire de
Cassel et d’autres bons à rien, il s’enferme dans des vieux films à la con
qu’il engloutit comme le bête clébard de Séraphine avale des caramels mous.
– Séraphine ?
– La stupide femelle de ce crétin d’Omer Simmons. Ou alors,
il lit des bandes dessinées dans le genre périmé : Tintin, Astérix, Lucky
Luke, Spirou et j’en passe. Je l’entends rire tout seul, parfois jusqu’aux
larmes, tu te rends compte ? Pfff… On n’est plus au vingtième siècle, il
n’a rien vu passer ou quoi ?
« Et quand je lui reproche de ne plus s’occuper de quoi que
ce soit, tu sais ce qu’il me répond, cet abruti ? »
– Je…
– Je suis pensionné », imite-t-elle comiquement la voix
peu timbrée de Sylvain. « J’ai le droit et l’envie de ne plus rien faire.
Donc, je ne fais plus rien. »
– Ah oui », tente encore l’androïde. « C’est un peu
malheureux pour un homme d’une telle valeur. Toutefois, au risque de me montrer
insistante, pourriez-vous me mettre en communication avec lui ? »
– Bien sûr. Mais sérieusement, Marie-Béatrice… Ça fait
peut-être un peu tordu de demander ça à un robot, mais si tu pouvais trouver un
truc pour me le ramener à la vraie vie.
« Si tu savais », éclate-t-elle soudain en sanglots.
« Je n’en peux plus. Ce n’est plus l’homme un peu dispersé mais créatif et
passionné que mon clone a épousé et pour qui je me suis enfuie de Kepler. Tous
les soirs, j’ai l’impression de me coucher à côté d’un légume.
Noëlle renifle un grand coup avant de poursuivre.
« En plus, cela fait bien trois semaines qu’il ne m’a plus
touchée. On a beau avoir un certain âge tous les deux, on n’est pas retraité
pour tout, merde quoi ! En tout cas, pas moi. »
– Calmez-vous, Noëlle, enfin », entendent-elles soudain
sortir de l’installation sonore. « À quoi sert-il de vous mettre dans des
états pareils, dites-le-moi donc ! »
– Et quand ce n’est pas Sylvain qui me répond de travers car
il n’écoute pas ce que je lui dis, c’est l’autre vieux branleur qui me fait la
leçon », réagit-elle brutalement. « Tu imagines quelle vie je mène,
bordel de cul ? »
– Je me le représente », s’apitoie Marie-Béatrice.
« Et croyez bien que je le déplore de tout mon cœur. Je vous promets de
parler à Sylvain afin de lui faire comprendre qu’il fait fausse route dans sa
manière actuelle de concevoir son existence. Mais si vous pouviez… »
– Lui dire de prendre ta comm’, oui, je cesse de te faire
chier avec mes petits problèmes.
Elle se mouche bruyamment.
« Sylvain ! », hurle-t-elle à la cantonade.
« Marie-Béatrice veut te causer. Tu sais encore comment te connecter à son
réseau ou tu veux que je vienne te détailler la méthode adéquate à coups de
pied dans les fesses ? »
Bon sang ! Pas une journée ne se passe sans que l’on vienne
m’ennuyer. C’est encore pis que quand je travaillais. De plus en ce temps, tout
le monde acceptait plus ou moins le fait que j’avais autre chose à faire que
répondre systématiquement à toutes les sollicitations.
– Maintenant, chérie ? », tenté-je en désespoir de
cause.
– Non, dans deux ans ! », réagit Noëlle, écumante
de rage.
C’est nul. Juste au moment où Jason Bourne essaie d’échapper à ses
poursuivants en s’agrippant à la décoration de la façade de l’ambassade où il
vient de se heurter à un mur administratif particulièrement cauchemardesque.
ù
– J’ai essayé de vous le faire comprendre, mais vous êtes
borné. Donc, je récapitule en clair : il est hors de question que je fasse
un truc pareil.
– Ne soyez pas stupide », soupire-t-il.
« Bouleverser l’ordre que nous avons réussi à restaurer à grande peine
serait dramatique. »
– Ouais, business first et désolé pour les dommages
collatéraux.
– Question très personnelle de point de vue », rétorque
le commandant. « Tout ce que cette planète et ses colonies veulent, c’est
que plus rien ne bouge. On vient de passer deux siècles à élever des digues, à
gérer les infernaux mouvements de populations causés par les
inondations et à s’accommoder d’une série invraisemblable de
désagréments – et je pèse me mots. Vous croyez sincèrement que
l’humanité est disposée à revivre dans l’incertitude du lendemain durant des
décennies, voire des lustres ? »
– Ça dépend de la sorte d’humanité dont vous parlez, Mahieux.
Pour rappel, les malheureux qui s’entassent dans les Cantons ou les déshérités
qui doivent s’accrocher à une vie chaque jour plus incertaine dans les Marais
ne sont pas fous de voir perdurer la situation actuelle.
– On va s’occuper d’améliorer leur sort, mais on ne fera qu’une
chose à la fois. On a des plans à leur sujet.
Un ricanement sinistre l’interrompt.
– Comme par exemple, les stériliser ou les enrôler de force
dans une armée quelconque… À moins que vous n’ayez en tête de les envoyer
coloniser les pôles nord et sud de Kepler 452b ou d’un quelconque autre endroit
plus ou moins inhabitable.
« Laissez tomber, Mahieux », lâche-t-il sur un ton
dégoûté. « Vous avez toujours pu compter sur moi afin de vous ramener du
pognon sans trop devoir vous soucier d’où il venait, ou pour glaner des
renseignements comme ceux que je vous ai fournis récemment. Mais sortez-vous du
crâne que j’irais saboter… »
– Taisez-vous ! », l’interrompt-il sauvagement,
d’une voix aux accents hystériques. « Ce n’est pas parce que ce réseau est
crypté que vous pouvez vous autoriser à dire n’importe quoi.
Il secoue la tête, découragé.
« Sacrebleu, vous ne vous rendez pas compte… »
– Oh que si, je me rends compte, Mahieux. Vous me prenez pour
un idiot ? Vous croyez sincèrement que je n’ai pas évalué les conséquences
de ce qui est en train de se mettre en marche ?
« Tout le monde se réjouit de voir qu’au moins une poignée
d’habitants de cet univers ont intégré le fait qu’il y a moyen de corriger les
dérèglements climatiques auxquels la Terre est soumise par la faute de
l’insouciance des générations passées. Et d’en revenir progressivement, à une
situation où cette planète sera redevenue vivable pour tous. »
– Sauf pour ceux qui se nourrissent désormais d’une
agriculture florissante dans les anciens déserts.
– Vous avez viré votre cuti, Mahieux ? Vous vous êtes
enfin offert cette carte de membre de la Droite Religieuse dont vous rêviez
depuis des décennies ?
– Absolument pas, enfin, je…
– Vous parlez comme n’importe quel glandu conspirationniste.
Vous mélangez tout, du moment que ça
s’inscrit dans votre discours. Bien sûr, il y a plus de nuages qu’avant grâce
au réchauffement climatique. Mais ce qui les fait péter au-dessus du Sahara,
c’est la technologie. Tout comme c’est grâce à la technologie qu’on est allé chercher
l’eau dans la nappe phréatique sous de nombreux déserts.
– Je sais tout ça, ne croyez pas que…
– Parfois, on en douterait », le coupe-t-il sans façons.
« Tandis que vous vous rengorgez devant les étendues verdoyantes du Tchad
et du Sahel, des centaines de milliers de personnes tremblent à l’approche des
ouragans cependant que les pluies diluviennes ont mené l’agriculture des pays
autrefois tempérés à la ruine. C’est ce monde là qui vous fait
triquer ? »
– Ne racontez pas n’importe quoi », s’insurge Mahieux.
« Je suis en admiration devant le progrès scientifique et j’ai toujours
été confiant quant à ses capacités à assurer un avenir meilleur à l’humanité.
Mais ce que vous défendez, c’est une opération qui va bouleverser l’ordre
mondial. »
– Le scandaleux ordre mondial, Mahieux, précisez. Et avouez
que ce qui vous ennuie le plus, ce sont les royalties que les navets corrompus
du Gouvernement Mondial devront régler à votre grand pote sir Bernie
Silverstone en cas de réussite.
– Silverstone est un enfoiré de première classe mais
sachez-le, le temps où ses manigances m’empêchaient de trouver le sommeil, est
bien loin désormais.
– Je veux vous croire sur ce plan. Mais franchement, laissez
tomber vos inquiétudes. Déjà, on n’est pas dans votre partie ici, et ce n’est
pas vous insulter que de vous rappeler que chacun a son niveau d’incompétence
et qu’il est important de rester prudemment en deçà. L’art de mener une
existence sereine et d’une longévité appréciable consiste en tout premier lieu
à rester dans la portion de la piscine où on a pied. Concentrez-vous sur ce que
vous savez faire : profiter de l’argent que je vous ramasse tout en
faisant le nécessaire pour que les plus endormis ne se réveillent pas trop vite
et que les plus excités restent plus ou moins calmes.
« Donnez-moi donc plutôt des nouvelles du datacenter
lunaire. »
– Tout s’est bien passé, comme vous l’aviez prévu »,
soupire le commandant.
– Vraiment ?
– Vraiment.
– La copine à Stobordima ne soupçonne rien ?
– Bien sûr que non. Comment le pourrait-elle ?
– Oh, vu votre habileté usuelle, on n’oserait jamais jurer de
rien. Mais bref, j’espère que j’ai pu vous sortir du crâne, les idées ridicules
que vous envisagiez de mettre en pratique. Tenez-moi au courant pour le
datacenter.
Le commandant Mahieux coupe la connexion avant de s’éponger le
front. Cette saloperie de rassemblement de mémoires à implanter sur le Lune est
le cadet de ses soucis en vérité : le comité exécutif du World Industrial
Cartel, lui a demandé instamment de tuer dans l’œuf la révolution climatique
préparée par BPR. Il avait espéré s’en tirer en organisant le sabotage de leur
première expérience lunaire… C’était sans compter avec les états d’âme de cet
enfoiré, qui en plus, ne l’avait prévenu de rien : il avait été désagréablement
surpris de constater que le vol dans la mésosphère s’était effectué sans
problème, ainsi qu’en témoignent les gros titres d’Intergalatic News,
d’Universal Press et de Worldwide News Reporters.
À titre purement personnel, il se contrefiche de BPR et de ce que
ces illuminés envisagent de faire. Mais il craint fortement la réaction des
pontes du WIC devant sa propre inefficacité.
– L’art de mener une existence d’une sérénité et d’une
longévité appréciables », soliloque-t-il en secouant la tête.
« Enculé ! »
Le problème majeur est qu’il ne peut compter que sur lui pour
ce genre de mission : pas question de faire appel au cadre classique.
ù
En quittant la Lune, elle a eu le temps de réfléchir à la façon de
laquelle elle aborderait les choses. Sylvain est naïf mais intelligent :
il ne servirait à rien d’y aller par quatre chemins avec lui, d’autant plus
qu’à la réflexion, il pourrait en concevoir une certaine rancœur.
– Bonjour, Sylvain. Comment vas-tu ?
Allons bon. C’est pour me demander des choses pareilles qu’on
s’amuse à retarder la rencontre entre Jason Bourne et Marie Kreutz (Marie
Saint-Pierre dans le bouquin, le changement de nom autant que l’analogie
implicite ne manquent pas d’étonner).
– Je vais bien, Marie-Béatrice. D’ailleurs, si cela n’avait
pas été le cas, il y a déjà quelques heures que vous auriez été mise au
courant.
Qu’elle ne s’avise pas de me prendre pour un demi-simple. Je la connais : c’est moi qui ai conçu
les androïdes. Je sais qu’elle est en contact régulier avec mon chip et que dès
lors, rien de ce qui concerne ma santé ne peut lui échapper.
– Bien entendu », sourit-elle. « Mais te l’entendre
dire de vive voix est mieux que consulter ton bilan de santé toutes les dix
secondes. Dis-moi, chéri… »
– Oui ?
Au ton qu’il vient d’utiliser, elle le devine contrarié. Ou plutôt
boudeur, ce qu’elle trouve amusant.
– Qu’est-ce que Silverstone a à voir avec Blue Planet Rescue
Inc ?
– Rien.
Parfait. Il vient de lui mentir mais dans la foulée, il s’est
aussi coupé de toute possibilité de tergiverser.
– Je trouve pourtant étrange que dans l’actionnariat de BPR,
figure une structure peu connue, enregistrée à l’Ile de Man sous le nom
poétique de JK Securities Ltd, filiale à cent pour cent de SDF AG, Vaduz. Ou
encore, respectivement, Jenna Kleindorfer Securities et Sylvanus Déploiements
et Finances.
Bon sang, que ne trouverait-on pas pour m’empêcher de vivre en
paix.
– Et après ? Jenna est la mère de mon enfant le plus
jeune, un délicat bambin d’à peine un an. Qu’y a-t-il donc d’anormal à ce que
je prenne soin d’eux, au moins sur le plan financier ?
– La fortune personnelle que Jenna s’est constituée avant de
se retrouver enceinte de toi, lui suffirait à élever cent petits Sylvain, tout
en ne se privant de rien. Pour le reste, ainsi qu’elle vient de me le confirmer,
si elle a signé quelques papiers il y a quelques mois, cela ne lui a pas valu
le moindre centime jusqu’ici.
C’est l’histoire de la vie comme on me l’a toujours racontée sans
pourtant que je parvienne à y croire : on fait du mieux qu’on peut pour
nos proches, on est attentionné, on les choie… Et on n’est jamais trahi que par
les siens.
– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, Marie-Béatrice »,
m’irrité-je. « Qu’est-ce qui vous prend d’aller farfouiller dans mes
affaires derrière mon dos ? »
– Il me prend que j’ai remarqué qu’un flux financier de
taille non négligeable, alimente SDF à dates fixes. Et que les fonds concernés
proviennent, via une offshore de Proxima b, d’une société établie à Turbo
Pascal City, Kepler 452b, sous le vocable non équivoque de Bernie’s Prehistoric
Farm SA.
« Il me prend que ces mouvements sont systématiquement
répercutés – en partie, car charité bien ordonnée commence par soi-même – en
direction de JK Securities qui les met aussitôt à disposition de Blue Planet
Rescue Inc, Telluride, Colorado, contre des obligations garanties,
remboursables à vingt ans. Et que donc, mon cher Sylvain, tu es très présent
dans le financement des activités – très honorables au demeurant – de BPR. Avec
Bernie Silverstone tellement dans ton dos qu’à la limite, on pourrait même
prétendre que tu n’es rien d’autre que son homme de paille en l’occurrence.
« Et il me prend enfin, qu’avant de céder ses parts pour des
peanuts à JK Securities et à quatre autres sociétés financières très
confidentielles établies dans des endroits qui ne le sont pas moins, le
fondateur de Blue Planet Rescue était un avocat d’affaires actif dans la Zone
Protégée Administrative de Bruxelles. Et que parmi sa clientèle, on trouve
Edwige, Victoria, Chloé et Gilbert Stobordima. Curieux, non ?
Je me croirais devant un agent du fisc, bon Dieu ! Il ne
manque que l’haleine de camion poubelle et les auréoles de transpiration sous
les aisselles.
« Je n’ai pas vérifié l’activité des holdings financières de
ces quatre derniers », précise Marie-Béatrice. « Je me suis dit que
cela ne valait sûrement pas la peine. Ai-je eu tort ? »
– Comme vous venez de le souligner », éludé-je sa petite
question à la noix, « les buts poursuivis par Blue Planet Rescue sont
parfaitement honorables. Dès lors, je me demande bien pourquoi vous vous
estimez en droit de me tirer de mes activités préférées afin de me détailler
des choses que je sais déjà. »
– Je viens te sortir de tes vieux films et de tes bandes
dessinées anachroniques parce que cette société que tu as créée pour tes
enfants, n’a pas que des amis. Zacharie Schmidt-O’Toole, mon magnifique patron
que tu connais très bien, vient de m’adresser la version décryptée d’une
conversation entre Mahieux et un personnage non identifié – ou plutôt identifié
comme un androïde alors que c’est un humain – que j’ai aperçu aussi
fugitivement que fortuitement à la sortie des sanitaires de la Zone
Administrative de Tranquility City. Tu veux que je te la fasse écouter ? »
Franchement ?
– Non.
Ou alors, plus tard… Beaucoup plus tard.
– Mais si, mon amour, écoute », intervient Noëlle.
« Peut-être cela te réveillera-t-il enfin !
Dieu du ciel, elle écoutait notre conversation. C’est pour le coup
que je vais avoir droit à je ne sais combien de semaines de tirage de tête.
« Et ne t’en fais surtout pas : c’est mon clone que tu
as cocufiée, pas moi », prend-elle toutefois la peine d’ajouter.
Bon, si elle le prend comme ça…
[1] Ce sont
parfois des gens dont vraiment personne n’imagine rien, qui réalisent des
choses que personne ne peut imaginer.
Attribué à Alan
Turing (1912-1954), mathématicien anglais.
[2] Extrait de « Jimi
Hendrix – Voodoo Chile », album Electric Ladyland (1968).
[3] Écrit par l’Anglais Ian
Fleming (1908-1964), ce roman est le septième de la série James Bond.
[4] Jacques Brel
(1929-1978) : la chanson « Bruxelles » fut éditée pour la
première fois sur l’album « Les Bourgeois » (1962).
[5] Version francisée de FOLED –
Flexible Organic Light Emetting Diode
(Diode électroluminescente organique flexible). En fixant les diodes non plus
sur du verre, mais sur un film, on produit des écrans souples
[6] Porcellions : Les
« Cochons de Saint-Antoine », ou encore « cloportes » sont
les seuls crustacés terrestres connus.
[7] Le commandant Philippe Mahieux
est l’administrateur du SCRED – Service Central de Recherche, d’Étude et de
Documentation –, l’agence de renseignements du Gouvernement Mondial, avec
laquelle Sylvain connut quelques démêlés décrits dans « La Consternation
du Cygne ».
[8] « Les Aventures de
Tintin – Coke en Stock », par Hergé.
[9] James Van Allen (1914 – 2006) : Physicien et astronome
américain qui fut un des pionniers de la Conquête de l’Espace des années 1960.
On a donné son nom à la double ceinture de radiations entourant la Terre, et qui
est constituée de particules charriées par les vents solaires et cosmiques. Le
bouclier magnétique protégeant la Terre leur interdit de poursuivre leur route.
[10] Il est désormais acquis que
la Lune a été créée par la collision d’une petite planète avec la proto-Terre.
Dans la durée qui suivit sa création, la rotation de la Lune fut ralentie par
l’effet magnétique qu’elle exerce sur les marées des océans terrestres. De ce
fait, elle est désormais synchronisée par rapport à celle de la Terre, et de
cette dernière, on ne voit jamais que la même face de la Lune. La face cachée n’étant pas abritée par la
Terre, elle est en permanence bombardée par les particules charriées par les
vents solaires ainsi que par de nombreuses météorites, cependant que le
volcanisme y est nettement plus actif. Parallèlement, on a pu constater que la croute superficielle et le manteau de magma cristallisé qu’elle
recouvre, forment une couche plus mince et plus fragile que sur l’autre face,
le tout étant potentiellement lié à son exposition directe à l’espace.
[11] Georges Feydeau
(1862-1921) : auteur français de nombreuses comédies de boulevard dans
lesquelles, classiquement, un personnage sort par une porte juste avant que
n’entre en scène, par une autre porte, quelqu’un qui est à sa recherche, ou
dont on vient de médire.